Les étoiles que personne ne regarde |
La filmographie de Ferrara a ses hauts et ses bas,
je ne pense pas que ce dernier film soit le meilleur qu'il ait fait, mais oui, j'ai aimé.
J'ai été sensible au fait que les images de Rome et de Romains filmées par Ferrara ressemblent davantage à une vraie Rome et à de vrais Romains qu'il n'est habituel dans les films américains: Ferrara a encore de beaux restes d'italianité.
Les amis avec lesquels j'ai vu le film l’ont diversement apprécié, et, dans l’ensemble, moins que moi; ils ont trouvé le film bavard (en effet, il contient pas mal de bavardage mais je crois que c'est exprès, dans ce film, la voix humaine relève du bruitage plutôt que du discours), et surtout, trop illustratif (c'est pas faux: tout le long du film, l'image prime sur le discours), ils ont dit que Ferrara ne donnait pas assez la parole à Pasolini. En bref, leurs critiques, c’était qu’il y avait à la fois trop de ce qu’ils n’attendaient pas et pas assez de ce qu’ils attendaient: ma foi, je ne pouvais pas vraiment les contredire.
Puisqu'il aurait été là nous lui aurions demandé de dire quelque chose: le genre de chose que son simulacre ne dit pas dans le film, quelque chose qui ressemblerait sans doute à ce qu’il a écrit dans sa dernière chronique pour Il Tempo illustrato le 24 janvier 1975:
Au bout des cent cinquante semaines durant lesquelles j'ai écrit régulièrement chaque semaine, un papier sur un livre, je prends congé de mes lecteurs. Pendant quelques mois je serai occupé à faire un film. Il est vrai qu'alors que j'étais occupé à tourner, monter, post-synchroniser Les mille et une nuits, j'ai continué ponctuellement à rédiger mes critiques. Mais cela s'explique, avant tout, par le fait que j'avais, depuis peu de temps, commencé ce travail, et qu'il y avait donc en moi un élan qui ne pouvait pas être brutalement interrompu. De plus, le film que je faisais, quoi que terriblement fatigant et aventureux, était très agréable et me laissait donc, le soir, presque toujours, dans d'excellentes dispositions d'esprit. Enfin, j'étais loin d'Italie, dans des lieux où, précisément, le soir, ou les jours de fête, lire et écrire constituaient ma seule occupation possible. Maintenant, en revanche, je m'attelle à un tournage, alors que j'en suis déjà à ma troisième année de critique militant: et je m'attelle à tourner un film extrêmement désagréable (Sade et la République de Salò mêlés) qui, certainement, me laissera le soir épuisé jusqu'à la nausée; et je le tournerai, surtout, au cœur de l'Italie, entre Salò et Marrabotto: ni soirs ni jours de fête ne seront libres pour moi et béatement vides.
Je précise tout cela pour me justifier, je crois, plus devant moi-même que devant mes lecteurs (qui ne doivent pas être si nombreux ni si tellement affectés). En effet, après ce nombre incalculable de semaines où, chaque semaine, je devais écrire mon papier et lire donc au moins trois livres, je ne suis pas du tout fatigué de militer. La chose continue à m'apparaître encore agréablement excitante, bien que pénible, comme les premières fois. Voilà pourquoi je ressens le besoin de justifier devant moi-même ma désertion temporaire.
Le premier élément que je trouve, en regardant derrière moi et en repensant à mon travail, c'est le divertissement. Le deuxième élément est tout aussi agréable. En près de trois ans, jamais personne n'a essayé d'exercer sur moi une pression quelconque pour que je rendisse compte d'un livre plutôt que d'un autre. […] Il y a encore un troisième élément: celui là n'est ni agréable, ni désagréable, ni positif ni négatif, mais simplement problématique, et il peut être résumé par une question: qu'est-ce que la critique et comment est-elle faite? Naturellement, c'est un très vieux problème, quoiqu'il n'ait jamais été résolu, fût-ce de loin. Je pensais, toutefois, que si je faisais personnellement de la critique, et pendant quelque temps, ce mystère serait à mes yeux du moins un peu et du moins de façon pragmatique éclairci. Eh bien, non. […] J'ai fait des descriptions. Voilà tout ce que je sais de ma critique en tant que critique. Et descriptions de quoi? D’autres descriptions auxquelles les livres se réduisent.
Il n'est pas illégitime de trouver une telle description frustrante: elle est un peu figée de profil, comme une médaille.
Voilà donc une suggestion pour compléter le Pasolini de Ferrara, si vous l’avez vu ou si vous avez prévu de le voir: lisez donc Descriptions de descriptions.
C'est un choix des chroniques littéraires écrites par Pasolini pour le supplément hebdomadaire d'Il Tempo (l’édition italienne reprend la totalité de ces chroniques, l’édition française n’en offre qu’un choix relativement limité par les mêmes considérations qui avaient conduit l’éditeur à exclure deux nouvelles du recueil de Primo Levi, Lilith; je ne vais pas répéter ce que j'en pense, éditeur est maître chez soi, n'est-ce pas?).
Voici en quels termes René de Ceccaty, dans sa préface, présente ce travail:
Le travail de critique est le plus souvent l’aveu d’une frustration. Lorsque Pasolini rédigeait ses chroniques, il tournait la fin de sa trilogie de la vie - qu’il devait désavouer peu avant sa mort - et surtout il travaillait à un ultime roman, encore inédit en italien*.
Il projetait d’arrêter de faire du cinéma.
Ces Descriptions de descriptions constituaient donc une importante transition dans son œuvre, puisqu’il ne cessait de s’y demander comment l’écriture est faite et ce que celle des autres avait de singulier par rapport à la sienne.
C’était une interrogation indirecte sur son œuvre littéraire, dans laquelle il n’avait probablement pas encore donné toute sa mesure. Beaucoup moins professoral qu’il ne l’avait été dans Passione e ideologia (consacré exclusivement à la littérature italienne et, pour moitié, à la poésie dialectale), Pasolini tentait de mettre au clair quelques thèses idéologiques et littéraires qui lui permettraient de poursuivre son œuvre. Un créateur, fût-il critique, ne vise que cela.
Au fait, dans Descriptions de descriptions, Pasolini parle aussi de Juan Rodofo Wilcock, et il ne fait pas mystère de la fascination qu’il éprouve pour ses livres. Vous voyez, on fait des rencontres de toutes sortes, dans les broussailles de Castel Fusano.
* cette préface date de 1984; depuis, les fragments du roman inachevé en question, Petrolio (dont on entend quelques pages citées au début du film de Ferrara) ont été publiés, d’abord par Einaudi en 1995, puis dans une édition révisée par Mondadori en 2005.
2 commentaires:
Sur le Pasolini de Ferrara, je commis cela :
https://plus.google.com/u/0/106170379069349876855/posts/F6dEd7ycAkB
De PPP romancier, je lus ceci :
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/06/les-ragazzi-les-garcons-sauvages.html?view=magazine
Merci d'avoir mis à mon insu le mien miroir en reflet sur ce site très estimable, découverte du jour de votre serviteur empressé de vous rendre la pareille on line ; amitiés à la Miyazaki, aussi...
http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2014/07/laviateur-la-princesse-et-le-poisson_9940.html?view=magazine
Merci pour votre visite! J'ai aimé ce que vous écriviez sur Miyazaki. Et, si vous êtes moins indulgent que moi pour Ferrara, des chemins différents nous amènent à la même conclusion: il est urgent de (re)lire Pasolini!
À bientôt!
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