jeudi 19 février 2015

Golkar Omonenko a dit: bonne nuit


Mais désormais il se tenait sur ses gardes.
Il avait commencé à se tenir sur ses gardes en permanence.
Les nuits surtout exigeaient un état de vigilance aiguë.
Les nuits commençaient toujours de la même manière, par une séance de contes.
Golkar Omonenko se plaçait au chevet de son fils, parfois assis, parfois debout, mais l’oreille aux aguets, prêt à surprendre tout bruit suspect venu de derrière les murs. Tout en bavardant et en riant avec le petit garçon, il était concentré sur cette tâche de surveillance et il ne la mettait jamais entre parenthèses.
Soir après soir, une conversation amicale avait ainsi lieu entre le père et l’enfant, ponctuée d’histoires drôles, de saynètes fantastiques où l’absurde dominait, oscillant toujours entre le comique et l’angoisse. De l’avis de Golkar Omonenko,  l’absurde possédait des vertus pédagogiques. Il assouplissait l’intelligence et, en même temps, il permettait de s’endurcir contre tout ce que la réalité pouvait produire de surprenant et d’horrible.
Avant de fermer les yeux, Ayîsch Omonenko écoutait son père avec ravissement. Il intervenait à l’intérieur des récits pour y ajouter des détails saugrenus, il enrichissait les aventures des héros avec des rebondissements oniriques qui multipliaient les possibilités narratives. Et souvent, car dans la solitude il avait développé des techniques de ventriloquie, il s’amusait à discourir avec son père en donnant la parole à des objets ou à de petits animaux qui se trouvaient à proximité - un chat de gouttière, un gecko, un scarabée noir. Sa voix facétieuse surgissait des endroits les plus inattendus.
Il y avait dans la chambre une ambiance de gaieté extraordinaire et de paix. Golkar Omonenko riait avec son fils, mais, comme l’heure tournait, il restait sur le qui-vive. 
Puis le petit garçon se laissait gagner par la somnolence et plongeait dans un sommeil qui était celui d’une enfance heureuse.
Jusqu’à l’aube, Golkar Omonenko montait la garde auprès du jeune infirme. Cette précaution avait tout lieu d’être, car des intrus rôdaient, très agressifs, et entraient dans la chambre, parfois agissant de leur propre initiative, mais, la plupart du temps, porteurs d’ordres de mission élaborés dans la caserne ou la sacristie la plus proche.
Quand un prêtre ou un soldat se faufilaient à proximité du lit d’Ayïsch Omonenko Golkar Omonenko n’engageait pas avec eux un débat théorique sur la pureté de la race, il ne leur demandait pas qui les avait envoyés ni s’ils avaient quelque chose à dire avant de mourir. 
Il les tuait. 
Il les tuait le plus rapidement possible et en silence. 
Il était dans la force de l’âge, il avait reçu une excellente formation de commando et il n’avait pas perdu la main. Il avait installé des pièges un peu partout dans la maison, et, tirant profit de l’obscurité et de sa parfaite connaissance des lieux, il avait toujours le dessus sur ses adversaires.
Une fois le travail effectué,  il nettoyait les traces du combat, s’assurait que d’autres indésirables n’étaient pas tapis dans les environs, et ensuite, lorsque tout était redevenu calme, il promenait sous les narines de l’enfant un morceau de la carcasse de l’ennemi, afin que l’enfant pendant son  sommeil prît l’habitude de côtoyer sans se troubler des odeurs et des corps hostiles. Golkar Omonenko savait qu’il n’était pas éternel et que, plus tard, Ayïsch aurait à affronter seul des combattants redoutables. Il profitait de toutes les occasions pour poser en son fils les bases d’une future éducation martiale.
Le contact avec l’ennemi doit être assumé sans état d’âme. 
L’ennemi est répugnant, le sentiment de dégoût qu’il provoque ne doit pas constituer pour lui un avantage.
Avant d’apprendre à exécuter l’ennemi, il faut s’accoutumer au contact de l’ennemi.
Avant d’apprendre à exécuter son ennemi, il faut savoir respirer de près son horrible chair.

Les aigles puent, Verdier, 2010

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