mardi 12 août 2014

La musique des bananiers, la partie des cachalots dans les concerts des anges


14 - Une nuit, il me semble tout à coup qu’une certaine personne de ma connaissance doit penser à moi. Pour en avoir le cœur net, le lendemain, je vais lui rendre visite. En arrivant chez elle, je trouve cette personne dans sa chambre, en train de lire. Me voyant entrer, elle s’incline en silence et, me tirant par la manche, m’enjoint de prendre un siège. "Puisque vous voilà, jetez donc un coup d’œil à ce livre". Nous sommes heureux, nous rions, les heures passent. La personne en question finit par avoir faim, et me demande doucement: Si on mangeait quelque chose? Ah, quel délice!

Une nuit qu’il cherchait quelle contribution ajouter à un recueil de mélanges offerts à son maître Etiemble,  Pierre Ryckmans eut l’idée de lui dédier une traduction d’un texte peu connu: Les trente-trois délices de Jin Shengtan, qu’il présentait ainsi:  écrivain et critique dont les opinions esthétiques passèrent pour excentriques en son temps (1610? -1661), mais apparaissent aujourd’hui étonnamment modernes. Fantasque et prodigue, il avait le génie de l’amitié, l’amour de la littérature et le passion de la justice. Ayant pris la défense de paysans affamés qu’opprimait un magistrat corrompu, il fut accusé de rébellion et décapité.

4 - J’ai arraché les prunus, les houx et d’autres arbustes qui poussaient devant ma bibliothèque. A leur place, j’ai planté une vingtaine de bananiers. Ah, quel délice!

Le traducteur ajoutait en note: Le charme des bananiers tient essentiellement dans cette musique que fait la pluie quand elle tambourine sur leurs feuilles. Tout le monde n’est pas forcé de tout savoir sur les bananiers, et Simon Leys était comme ça: prévenant envers ses lecteurs.

2 - A la tombée du jour, un ami que je n’avais plus vu depuis dix ans arrive à l’improviste. On s’embrasse: sans prendre le temps de lui demander s’il est venu à cheval ou par bateau, et avant même de lui offrir un siège, je me précipite dans la chambre de ma femme et je la supplie humblement: Pourriez-vous nous procurer quelques cruches de vin en faisant comme la femme de Su Dongpo? Ma femme se dépouille en riant de l’épingle d’or qui retenait son chignon, et je calcule qu’avec ça nous allons pouvoir boire pendant trois jours. Ah, quel délice!

Si à l’instant Simon Leys - ou Pierre Ryckmans - frappait à ma porte, qu’il descendît de cheval ou débarquât d’une jonque, je serais trop heureux de me défaire d’une épingle en or pour pouvoir lui offrir à boire (je vous préviens, bande de soiffards: je ne ferai pas ça pour n’importe qui). Mais ça n’arrivera pas: Pierre Ryckmans est mort dimanche.

1 - C’est le milieu de l’été, il fait un soleil de plomb, sans un souffle de brise ni l’ombre d’un nuage. La cour et le jardin sont comme deux fours chauffés à blanc. Les oiseaux n’ont plus la force de voler. Je suis en  nage, la sueur me ruisselle de partout. Mon déjeuner est  servi, mais je ne parviens pas à en avaler une bouchée. Je me fais installer une natte pour m’étendre par terre, mais le sol est gluant d’humidité; des essaims de mouches me tournent autour du cou et se posent sur mon nez - je les chasse, elles reviennent. Au moment où j’allais désespérer, voilà tout à coup un orage qui se lève: nuées noires, grondement de mille tambours de bronze, torrents de pluie qui transforment les gouttières en cataractes. En un instant, la pluie me lave, elle purifie la terre, toutes les mouches ont disparu - et l’appétit me revient. 
Ah, quel délice!

Les nouvelles de ce genre ne valent rien pour l’appétit. Mais il suffit d’ouvrir un des livres de Pierre Ryckmans - ou de Simon Leys, ils sont désormais signés de ces deux noms puisque les raisons qui poussèrent le sinologue à prendre un pseudonyme appartiennent au passé - et l’appétit revient. Au moins l’appétit de lecture.

17 - En été, avec un couteau effilé, 
trancher sur un plateau rouge un melon d’eau d’un vert éclatant. 
Ah, quel délice!

Dans la préface à l'édition de 2011 des Naufragés des Auckland de François Édouard Raynal, Leys suggérait: l'un des plus précieux cadeaux que l'on puisse se faire entre amis est de se signaler un bon livre.
Alors, voilà un cadeau pour vous: lisez tous les livres de Simon Leys (si vous ne les avez pas déjà tous lus, évidemment: dans ce cas, je n’ai même pas besoin de vous conseiller de les relire, vous avez probablement déjà commencé).


20 - Retrouver par hasard, dans un coffre, un manuscrit d’un ami. 
Ah, quel délice!


Les trente-trois délices de Jin Shengtan
première parution: Pour Etiemble,  Philippe Picquier, 1993
repris dans L’ange et le cachalot, Seuil, 1998
en poche: Points, 2002

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