samedi 22 février 2014

Un héros de notre temps



Nous dirons les choses au fur et à mesure 
que nous les verrons et que nous saurons. 
Et ce qui doit rester obscur le sera malgré nous. 
Jules Supervielle, L'Enfant de la haute mer


Quand David Vetter naquit en 1972, l’équipe médicale s’était bien préparée à ce qui l’attendait: dix secondes après la délivrance, David fut placé dans une chambre stérile, parfaitement hermétique. On avait diagnostiqué chez lui, longtemps avant qu'il fût né, une combinaison de déficiences immunitaires (SCID: Severe Combined Immunodeficiency) d'origine génétique (quelques années plus tôt, un autre petit garçon également nommé David était né dans sa famille, présentant les mêmes déficiences: il avait vécu sept mois).
Modernes Socrates, les maïeuticiens à qui ses parents, incertains devant les perspectives que leur laissait entrevoir ce diagnostic, avaient demandé conseil avant de décider s'ils mèneraient ou non la gestation à son terme, leur représentèrent: « C’est un beau risque à courir ». On avait alors bon espoir de trouver un jour un donneur dont le corps de  David accepterait la moelle osseuse, ce qui, on en était sûr, aurait résolu tous ses problèmes . On chercha longtemps ce donneur.
La chambre, ou plutôt les chambres, de David étaient d’une conception particulièrement rigoureuse (on en construisit une première dans l’enceinte du Texas Children's Hospital de Houston; et plus tard, une deuxième au domicile des parents de David non loin de là, à Shenandoah). Aucun objet ne pouvait y entrer (à travers un sas d'un modèle conçu pour la NASA) sans avoir auparavant subi un complexe processus de stérilisation qui pouvait durer, au total (ça dépendait du matériau dont ils étaient faits), de deux à sept jours. 
À l’intérieur, régulièrement espacés, des gants de plastique saillaient des murs de plastique, permettant aux équipes médicales et éducatives et aux parents de David de lui présenter des objets, de l’aider dans sa toilette et même à l’occasion de jouer à  je te tiens par la barbichette: car on s’efforçait de lui donner une enfance aussi normale que les circonstances le permettaient. Sur un mur, enchâssé dans le plastique, il y avait un écran de télévision. 
En grandissant, David se mit à manifester ce que les médecins estimèrent être des symptômes de dépression; plusieurs fois, il demanda: « À quoi ça sert, tout ça? ». 
Quand il avait quatre ans, on lui avait expliqué pourquoi il vivait dans une bulle, et pourquoi il ne devait pas essayer de percer de trou dans la paroi avec sa petite cuillère en plastique; depuis, les microbes l’obsédaient, il faisait des cauchemars récurrents dans lesquels lui apparaissait le Roi des Microbes.
On construisit pour lui une bulle mobile, à l’intérieur de laquelle il put, une fois, se rendre dans une salle où il assista à la projection du  Retour du Jedi; encouragés par ce succès, les ingénieurs qui avaient conçu la bulle lui fabriquèrent une combinaison,  un peu comme celles qui permettent à certains des personnages de Mike Mignola - c'est un motif récurrent dans sa série Hellboy - d’affronter un monde pour lequel ils ne sont pas faits. Mais il n’aimait pas cette combinaison. En fait, il la détestait. Il faut préciser qu’elle ne lui donnait qu’une autonomie qui devait lui sembler dérisoire: elle devait être alimentée par un cordon ombilical relié à la grosse machine compliquée qui lui stérilisait son air.
La presse se mit à appeler David The Boy in the Bubble. La sympathie ainsi suscitée dans le public - bien que le surnom déplût fort à  David - permit à plusieurs reprises de lever des fonds pour la poursuite de l’Opération Bubble; mais jamais tout à fait autant qu’on l’avait espéré.  La recherche d’un traitement adapté à ce cas rarissime d’immunodéficience se révéla un gouffre financier, et à plusieurs reprises il fut question de réduire le financement public qui lui était alloué.
En 1983, les médecins qui suivaient l’évolution de la santé de David parvinrent à la conclusion que, puisqu’on n’avait pu en onze ans trouver de donneur de moelle parfaitement compatible, le risque valait peut-être d’être pris, de tenter la greffe d’une moelle imparfaitement compatible: celle de sa grande sœur (des cellules de moelle furent injectées à David, sans qu'il eût à sortir de sa bulle, par des tuyaux passant à travers les parois). 
Au sens strict, l’opération fut un succès: la moelle ne fut pas rejetée. 
Il ne restait plus à David qu'à se construire patiemment le système immunitaire qui lui manquait.
Mais il n'en eut pas le temps: les spadassins du Roi Microbe avaient trouvé une faille par laquelle ils pénétrèrent dans le château enchanté.  David, pour la première fois de sa vie, fit l’expérience d’une de ces maladies infectieuses qu’il ne connaissait que par ses cauchemars. Diarrhée, fièvre, rupture de vaisseaux, septicémie. Pour combattre de sévères hémorragies intestinales, on le transféra de sa bulle dans un bloc opératoire. Il tomba dans le coma. On permit à sa mère de le toucher pendant quelques instants: ce fut la première et la dernière fois.
David Vetter mourut le 22 février 1984, à l’âge de douze ans.



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