mercredi 31 octobre 2012

Usagées, toutes frottées par les ans



Il faudrait donner aux morts des phrases de tous les jours,
Des mots qui facilement vont de nos lèvres à leurs oreilles,
Mots pour tenir compagnie 
Lorsque l'on est plus en vie. 
Aidez-moi, mes amis, les hommes,
Ce n'est pas travail pour un seul, 
De ces phrases usagées toutes frottées par les ans, 
Phrases de vous et de moi aussi bien que de nos pères
Surtout pour les morts à la guerre
Avec leur destin éclaté
Phrases choisies avec soin
Pour les mettre en confiance.
Rien n'est plus timoré qu'un mort
Sent-il un peu l'air du dehors
Que le voilà tout méfiance,



Phrases qu'il nous faut tenir prêtes
Pour qu'ils s'en frottent un peu les lèvres
Et que les trouvant belles d'avoir déjà tant servi 
Ils éprouvent la petite fièvre
De qui perdit un beau jour la mémoire des ténèbres
Et regarde devant lui.


Jules Supervielle, 
Posthume
dans le recueil Naissances
Gallimard 1951

photo: R. B.

jeudi 25 octobre 2012

Le labyrinthe et son image


En regardant les esquisses de Villard de Honnecourt dans ce billet, une amie m'a fait remarquer, avec beaucoup de pertinence, la nette ressemblance entre les contours du portrait de Pangur Bán et ceux, juste à côté, du labyrinthe.

Miaou.


Vous l'avez sûrement déjà constaté par vous-même: lorsque vous craignez de devoir affronter les pièges d'un labyrinthe d'une sorte ou d'une autre (et singulièrement de celui que, quelque part, mentionne Borges, qui est constitué d'une seule ligne et qui n'offre pas la possibilité de faire demi-tour) vous faire accompagner d'un chat est une précaution des plus utiles.

Meuh.


Nul doute que Villard ait voulu placer dans son carnet un mémento sur l'usage qu'en tant qu'expert en labyrinthes il savait faire de son chat comme carte vivante; le procédé est simple: suivez du bout du doigt le chemin qui va du bout du nez de votre compagnon au bout de sa queue, sans vous égarer ni à droite ni à gauche ni surtout revenir en arrière, ça vous aidera à vous souvenir que tous les faux-semblants imaginés par l'architecte ne servent qu'à dissimuler l'unique règle de la circulation labyrinthique, si simple qu'on peut facilement être tenté de l'oublier. Répétez aussi longtemps que vous ressentirez le besoin de recevoir l'approbation de votre collaborateur (et quand il descendra de vos genoux d'un air blasé, il vous fournira encore une autre indication, également très utile: il est temps d'arrêter de jouer à Pac-Man,  et de commencer quelque chose de plus sérieux, comme dessiner une écrevisse ou un papillon).

Illustrations © Villard de Honnecourt, comme l'autre fois.

mardi 23 octobre 2012

Traits, 1


Le dessin me dessine.
Louis Pons


Louis Pons dessiné par son dessin


Louis Pons, Le dessin, l'objet et le reste (Fata Morgana, 1992)


samedi 20 octobre 2012

Raise high the broken lantern, carpenters



La nouvelle qui éclipse toutes les autres dans l'actualité artistique et littéraire de ces derniers jours, c'est qu'Esther Gagné, pur génie de la BD du XXI° siècle, vient de remettre en ligne les archives de son blog, restées inaccessibles bien trop longtemps.



Précipitez-vous dessus comme des baleiniers affamés sur un plat de sushis de cachalot.


L'illustration de ce billet est © Esther Gagné.


lundi 8 octobre 2012

La ballade de Pangur Bán et autres marginalia




Stephen J. Gertz, sur Booktryst, inspiré par un article du Lapham's Quarterly, nous a rappelé il y a quelques mois que dans les marges des manuscrits médiévaux, on trouve parfois des annotations  inattendues:

  Parchemin trop frais, encre trop diluée: bonjour les pâtés! 
  
  Il fait froid. 
  
  Ce parchemin-là, c'est du velu.
  
  J'ai dû finir à la chandelle.
  
  Saint Patrick d'Armagh, délivrez-moi de l'écriture.
  
  Dieu merci, il fera bientôt nuit.

S. J. Gertz discute longuement des différentes significations que pouvait revêtir l'expression "the parchment is hairy", pour un copiste du Moyen-Age.

L'infini labyrinthe des effets et des causes a fait qu'Eric Poindron nous a récemment entretenu lui aussi de ce sujet, dans ce billet.


L'infini labyrinthe des effets et des causes
(version simplifiée) 

Mais tout n'est pas aussi sombre dans les marges des manuscrits médiévaux. Au bas d'une page d'un manuscrit conservé au monastère Saint-Paul  à Lavanttal en Carinthie,  et désigné dans l'inventaire de sa bibliothèque comme "le Cahier de Reichenau" (un cahier d'exercices de calligraphie passé par les mains de plusieurs copistes du neuvième  siècle) on peut lire ce petit poème en langue gaélique:

Messe agus Pangur Bán, 
cechtar nathar fria shaindán: 
bíth a menmasam fri seilgg, 
mu menma céin im shaincheirdd. 

Caraimse fos, ferr cach clú 
oc mu lebrán, léir ingnu; 
ní foirmtech frimm Pangur bán 
caraid cesin a maccdán

Ó ru biam, scél gan scís 
innar tegdais, ar n-óendís, 
táithiunn, díchríchide clius 
ní fris tarddam ar n-áthius

Gnáth, húaraib, ar gressaib gal 
glenaid luch inna línsam; 
os mé, du-fuit im lín chéin 
dliged ndoraid cu ndronchéill

Fúachaidsem fri frega fál 
a rosc, a nglése comlán; 
fúachimm chéin fri fégi fis 
mu rosc réil, cesu imdis. 

Fáelidsem cu ndéne dul 
hi nglen luch inna gérchrub; 
hi tucu cheist ndoraid ndil 
os mé chene am fáelid. 

Cia beimmi a-min nach ré 
ní derban cách a chéile 
maith la cechtar nár a dán; 
subaigthius a óenurán

Hé fesin as choimsid dáu; 
in muid du-ngní cach óenláu; 
du thabairt doraid du glé 
for mu muid céin am messe.




Page du manuscrit de Reichenau. 
En bas à gauche, la chanson de Pangur Bán.

L'image que ce poème donne de la vie d'un lettré médiéval est plus souriante que celle qui ressort des marginalia évoqués plus haut; les termes qu'emploie son auteur suggèrent qu'il exerçait une activité  moins monotone que celle de copiste: compilateur, commentateur, traducteur peut-être.

Me reposant avec confiance sur le petit viatique dont je m'étais muni - des connaissances lacunaires en  prosodie, des notions approximatives de métrique,  et une peine flasque de whiskey (pour essayer d'y trouver une couleur vaguement locale: j'ai vu apparaître le fond de la flasque avant d'avoir le sentiment d'y être parvenu),  j'en ai risqué la transposition suivante:

Moi et l'chat - lui, c'est Pangur Bán -
Faisons l' même métier, à peu près:
Il chasse des rats et il aime ça;
J'attrape des mots, j'en ai jamais assez.

La  gloire terrestre, très peu pour moi:
J'pose pas ma plume, pour un empire;
Pangur, quand il chasse, le roi
N'est pas son cousin, on peut l' dire.

Comment que j'en gratte, du latin,
Y aurait de quoi faire des envieux;
Comme il jongle avec un taupin, 
C'est un vrai plaisir pour les yeux.

De quoi c'est qu'il a l'air, Pangur, 
Quand il s'est chopé un mulot?
On dirait ma pomme, j' vous jure, 
Quand j'ai débrouillé l' sens d'un mot.

J'crois qu'il pourrait user les murs
A tant les r'garder fixement;
Que j'm'use les yeux sur des conjectures, 
J'crois qu' ça pourrait s'produire avant.

Et quand d'une lézarde, un lézard
S'extirpe enfin pour prendre l'air,
Pangur, plus vif qu'un léopard
L'estourbit, sans en avoir l'air:

L'est ni plus ni moins excité
Que moi, quand j'ai fait tenir, enthousiaste,
Une métaphore sur quatre pieds,
Comme c'est qu'ils disent, les scoliastes.

Jour et nuit, Pangur perfectionne
Sa technique d'attrape-mouches;
Les vocables que j' collectionne
Nuit et jour, sur papier j' les couche.

On s'ennuie jamais, lui et moi,
Contents de nos vies minuscules;
On poursuit chacun notre proie,
Que ce soit l'aube ou le crépuscule.



Portraits de Pangur  Bán
esquissés à la va-vite sur une feuille de parchemin qui traînait par là. 
À côté, quelques-unes des choses pleines de pattes 
qu'il a attrapées et laissées bien en vue dans le scriptorium 
pour qu'on admire ses talents de chasseur 
(entre autres, un taupin, pour ceux qui se demandent ce que c'est).

Pour cette transposition je me suis inspiré avec mon dilettantisme habituel de plusieurs des versions anglaises du poème qu'on peut trouver çà  et sur le net, parmi lesquelles celle-ci est ma préférée:

Turning darkness into light 

I and Pangur Bán, my cat 
‘Tis a like task we are at; 
Hunting mice is his delight 
Hunting words I sit all night.

Better far than praise of men 
‘Tis to sit with book and pen; 
Pangur bears me no ill will, 
He too plies his simple skill.

‘Tis a merry thing to see 
At our tasks how glad are we, 
When at home we sit and find 
Entertainment to our mind.

Oftentimes a mouse will stray 
In the hero Pangur’s way: 
Oftentimes my keen thought set 
Takes a meaning in its net.

‘Gainst the wall he sets his eye 
Full and fierce and sharp and sly; 
‘Gainst the wall of knowledge I 
All my little wisdom try.

When a mouse darts from its den, 
O how glad is Pangur then! 
O what gladness do I prove 
When I solve the doubts I love!

So in peace our tasks we ply, 
Pangur Bán, my cat, and I; 
In our arts we find our bliss, 
I have mine and he has his.

Practice every day has made 
Pangur perfect in his trade; 
I get wisdom day and night 
Turning darkness into light.

Traduction anglaise de Robin Flowers.

Mais de ces nombreuses versions (le poème jouit d'une popularité certaine dans les pays de langue anglaise, sans parler de ceux de langue gaélique), la plus connue est due à W. H. Auden (vous pouvez constater, en allant la lire ici, qu'elle prend avec le texte original encore plus de libertés que la mienne!).

Quant au nom de Pangur Bán, il rappellera sûrement quelque chose à ceux de mes visiteurs qui ont vu  le  dessin animé Brendan et le Secret de Kells.  Non seulement le chat blanc qui y joue un rôle non négligeable (du calme, Pangur! c'est ce qu'on appelle une litote) porte précisément ce nom, mais pendant le générique de fin, après la reprise de la chanson d'Aisling, vous pouvez entendre réciter les premières strophes du poème de Pangur Bán, en version irlandaise.
Pourquoi le chat du film est-il blanc? En gaélique Pangur Bán voudrait dire Le Foulon Blanc. Si vous avez partagé un lit avec un chat, si vous savez en quoi consiste le travail d'un foulon, ce nom se passe d'explication. On dirait un nom de super-héros, non? Le Frelon Vert n'a qu'à bien se tenir!


L'infini labyrinthe des effets et des causes a été cartographié (de mémoire) par Villard de Honnecourt (vers 1240); c'est  à lui, aussi, qu'on doit le dessin du chat et des bestioles. Oui, la chanson de Pangur Bán date du 9° siècle, et non, ce n'est pas un anachronisme: n'oublions pas que Pangur Bán a neuf vies - au moins! (aux dernières nouvelles, il va bien, merci pour lui).


Dernières nouvelles de Pangur Bán

mardi 2 octobre 2012

Better Things



Vous n'avez pas oublié, bien sûr, que l'année dernière, à la fin de ce billet, je vous avais signalé qu'un documentaire consacré à Jeffrey Catherine Jones, et réalisé par Maria Paz Cabardo, était en cours de production.
Le film avait déjà un titre: Better Things.



Hé bien ça y est, tout est dans la boîte… comme on disait autrefois (it's a wrap, préfère dire Arnie Fenner sur muddycolors): entretiens avec Jones, documents datant de différents moments de sa carrière, et interventions de Neil Gaiman, Moebius, Berni Wrightson, Roger Dean, Paul Pope, Dave MacKean, Mike Mignola et j'en oublie. La postproduction et le montage sont terminés, reste à trouver un moyen de le distribuer… ceux qui au printemps prochain auront l'occasion d'assister  au Spectrum Fantastic Art Live à Kansas City (la convention organisée par les éditeurs de Spectrum, au Kansas City Bartle Hall, du 17 au 19 mai 2013) pourront le voir en avant-première (Kansas City ne se trouve pas dans le Kansas, mais dans le Missouri, j'en suis navré pour les petites filles du Kansas, qui devront se bien chausser avant de prendre la route).



Vous trouverez sur le blog de Li-An tout un tas d'informations bibliographiques; et vous savez que vous pouvez toujours acheter des posters de J. C. Jones, , chez Glimmer Graphics.


Illustrations:
affiche par John Pinsky 
pour  le film Better Things de Maria Cabardo; 
dessin de Jeff Jones
tiré de l'histoire Death, (Spasm, 1973), 
reprise dans l'album Les Bandes Dessinées Fantastiques de Jeff Jones, 
(éditions du Triton, 1979)