samedi 30 juin 2012

Les miettes, c'est le meilleur (I Wish, de Kore-Eda Hirokazu)


Je croque une groseille et, bien sûr, le goût de la petite baie 
me ramène quarante ans en arrière, dans le jardin 
de mes grands-parents, sur la rive de la Briance – il me 
semble que Proust a écrit quelque chose 
sur le pouvoir d’évocation 
des saveurs (à vérifier).


Depuis que j'ai vu I Wish, je ne parviens plus à imaginer Takahashi (le musicien que rencontre Mari, dans Le Passage de la Nuit de Murakami Haruki) autrement que sous les traits de Jo Odagiri, l'acteur qui interprète le rôle du père de Koichi et Ryunosuke (c'est un Odagiri un peu plus jeune qu'il faut que j'imagine: le Takahashi du Passage a encore l'âge d'aller à la fac, tandis qu'Odagiri... hé bien, il est crédible en père d'un garçon de neuf ans).
Je me demande ce qu'il devient, Takahashi, j'espère qu'il va bien.
J'espère que tous les personnages du Passage de la Nuit vont bien.
J'espère que j'aurai de leurs nouvelles un jour.
Mais ceci nous éloigne du sujet d'aujourd'hui, qui est: les friandises qui ont une saveur indéfinissable. 

Kore-eda prend son temps pour présenter ses personnages, il le fait à la manière d'Ozu, comme Katsuhito Ishii dans The taste of tea. On compare souvent Kore-eda à Ozu; à Truffaut aussi, et il semble qu'il s'en amuse: dans ces plans où, face caméra, les camarades de Ryu et de Koichi exposent et justifient leurs vœux (les "vœux secrets" du titre français), en prenant bien leur temps pour choisir leurs mots et en essayant de ne pas trop regarder l'équipe de tournage, il est tentant de voir un clin d'œil du cinéaste japonais au Truffaut de L'argent de poche.
Je crois que maintenant les personnages de I Wish vont bien, et que ça va continuer à aller bien pour eux - s'ils font bien attention en traversant, bien sûr, il ne faudrait pas qu'un train les écrase. Mais je pense, même si je n'en ai pas encore de nouvelles, que, oui, ça ira bien pour eux, que la carrière du papa va décoller, et que la maman reviendra avec lui (et avec Ryu). Je pense que Papa et Maman ne se bombarderont plus avec de la nourriture que pour rire, en souvenir du bon vieux temps.
Ah, oui, le bon vieux temps, parfois une saveur peu répandue le fait ressurgir - les saveurs difficiles à définir sont de bonnes candidates pour cette mission: voilà le rapport avec les friandises et les saveurs indéfinissables. C'est pour ça qu'on va en parler.

Pour accompagner le visionnage de I Wish avec vos amis, vous allez donc faire du karukan. Vous vous y prendrez à l'avance: il faut du temps pour que ça repose.
Le karukan, c'est une confiserie faite de yama-imo, de semoule de riz et de sucre. C'est une spécialité de la région de Kagoshima. Dans le film, c'est aussi une spécialité du grand-père de Koichi et Ryu.
Depuis que vous en avez noté la recette, le tororo shiru du vendredi soir est devenu chez vous un rite familial (le petit dernier, qui n'a pas sa langue dans sa poche, s'est mis à vous taquiner avec ça: "Lundi c'est ravioli, tororo shiru c'est vendredu").
Il vous reste donc de votre dernier festin de tororo shiru, un morceau de yamato imo (ou yama-imo, ou yam, comme vous voulez) soigneusement enveloppé dans du papier. Ça suffira: vous n'allez pas en faire des tonnes. Comme la dernière fois, vous le râpez (vous avez compris, bien sûr, pourquoi il faut râper, pas mixer ni hacher: une partie du fameux charme indéfinissable de ces mets à base de yam vient de la consistance du yam râpé).
 Il vous faut donc:
- 100 g de yama-imo
- 100 g de jyôshin-ko… ou joshin-ko… vous le verrez écrit des deux façons; c'est une des variétés de farine de riz qu'on utilise au Japon.
- 80 g de sucre
- 30 ml d'eau

Une fois râpé le yama-imo, dans un bol, vous le mélangez avec le sucre. Ajoutez l'eau petit à petit, toujours en mélangeant bien.
Ajoutez le jyôshin-ko et mélangez encore jusqu'à l'obtention d'une pâte lisse.
Disposez un papier sulfurisé dans un nagashikan. Versez-y la préparation. Placez le nagashikan dans un cuiseur à vapeur et faites cuire pendant 25 minutes, à feu vif.
Égouttez, laissez reposer. Découpez quand c'est froid.
Dans le film, le grand-père utilise du matériel de pro: il a un grand cuiseur à vapeur, et il fait reposer son karukan sur une plaque de la taille d'une plaque à pizza. Je doute que vous soyez aussi bien équipé: vous utiliserez le cuiseur à vapeur que vous avez sous la main (pour trouver un équivalent au nagashikan aussi, je vous fais confiance; un petit moule à manqué, ça pourrait faire l'affaire), et quand votre petite plaque de karukan aura reposé, vous la découperez, pas en gros rectangles comme dans le film, mais en petites bouchées.

Vous pouvez décorer, comme ici, 
votre karukan avec des haricots sucrés. Ou pas.

A la première bouchée, le goût surprendra vos invités, à la deuxième, ils auront eu le temps de chercher un mot pour en parler tant que la surprise dure encore, et ils n'auront pas le temps de s'y habituer (au risque de s'en lasser) parce qu'il n'y aura pas de troisième bouchée.
La famille Haruno aussi dans Cha no aji - Le goût du thé, mais oui, je vous en ai parlé au début, vous vous souvenez - on la trouve un peu bizarre au commencement, et puis, à la fin, pas si bizarre que ça.
Vous pourrez alors commencer sérieusement à parler du goût du karukan, parce qu'à partir de là ce ne sera plus d'un goût que vous parlerez, ce sera d'un souvenir.

 Qu'est-ce que je disais? Il n'y a pas que la saveur qui importe. Il y a aussi la consistance. Tenez, l'autre jour on parlait de Ray Bradbury. Lui non plus, vous ne l'avez pas oublié. Vous savez ce qu'il disait (dans une interview donnée en 2009)? When reminded some of his own works are available for Kindle download, he scowls, “That’s no way to read! It’s not the same. There’s got to be texture! Texture is part of love. You don’t look at a woman you love, you touch her.” Then he smiles, ever the incurable romantic. (On lui rappelle que certains de ses ouvrages sont disponibles au format Kindle: il se rembrunit. "Ce n'est pas une façon de lire! Ce n'est pas la même chose. Il y manque la texture - il y manque ce qu'on ressent au toucher! Le toucher, on ne peut pas le séparer de l'amour. On ne regarde pas la femme qu'on aime, on la touche". Et il sourit, l'incurable romantique).

Mais revenons aux friandises et à leurs saveurs. Vous aiderez discrètement vos invités à trouver des mots plaisants pour parler de cette saveur qui aura sans doute dérangé un peu leurs habitudes. Vous saurez que vous avez gagné s'il leur vient à l'esprit des mots comme "suave".
"Suave" n'est pas le mot qu'on emploie le plus fréquemment pour parler de ses expériences gustatives. On ne l'emploie pas spontanément, mais après mûre réflexion. C'est un mot long à venir en bouche. Un mot qui fait plaisir aux grand-pères, et qui impressionne les petits frères. Pour mettre à l'aise vos amis cinéphiles, vous rappellerez en passant que les films d'Ozu aussi sont longs en bouche.

Rire la bouche pleine et frotter son dos contre le dos 
d'une personne qu'on aime bien 
ne fait pas obligatoirement partie du rituel de 
dégustation du karukan, moins rigide que celui 
de la dégustation du cha. 
Mais, comme on dit en France, 
ça ne mange pas de pain.

La saveur incertaine, la texture inhabituelle… ça n'aura peut-être pas convaincu tout le monde. De toutes façons, ce n'était pas pour rassasier vos hôtes que vous avez préparé du karukan - cela n'a jamais été votre votre intention: ce que vous vouliez, c'était éveiller leur curiosité, et, avec de la chance, vous y aurez partiellement réussi. Réussir partiellement ce qu'on entreprend, c'est déjà bien, et éveiller la curiosité de quelqu'un, c'est encore mieux.
Alors vous aurez pris la précaution d'acheter, en plus, en prévision de votre soirée vidéo, un paquet de chips au poulpe, ou de crackers arôme tartare de cheval. Et si vous n'en avez pas trouvé, vous avez pris des tacos au paprika. Peu importe, c'était une bonne idée, c'est bien que vous y ayez pensé: chips, crackers, tacos, tout ce qui craque sous la dent et se brise en mille miettes, ça plaît à tout le monde, la preuve c'est que le moment où on fouille au fond du paquet pour attraper les derniers arrive toujours plus tôt qu'on ne pense.
Alors en attendant que la soirée se termine, tandis que tout le monde parle d'Ozu, de Truffaut, d'Ishii, de Paprika, faites passer, encore et encore, jusqu'à ce que le paquet ait l'air vide, et même après: c'est quand il aura l'air vide - tenez, vous voyez, il est arrivé, ce moment, plus tôt que vous ne pensiez - qu'il sera temps de regarder au fond, d'un seul œil, par le trou: un paquet passé de main en main, il y reste toujours des miettes au fond.

 Plus souvent il aura changé de mains, plus il y aura de miettes.

 Et les miettes, c'est le meilleur.


I Wish (titre international; au Japon: Kiseki, en France: Nos vœux secrets) est un film de Kore-Eda Hirokazu (2011) Il n'est pas encore disponible en vidéo. Oui, quand je vous annonce que vous allez le voir lors d'une soirée vidéo, c'est de la prospective. Ou de la futurologie, enfin ce genre de truc. Si vous ne l'avez pas vu quand il est sorti en salles, vous n'avez sans doute rien compris à mes histoires de bataille avec de la nourriture, de grand-père, de spécialités de Kagoshima et de crackers goût tartare de cheval. C'est dommage. 


Et la photo du karukan, comme la recette, elle vient de cuisine-japonaise.com
L'autre photo est tirée du film.


2 commentaires:

dasola a dit…

Rebonjour, du même réalisateur, je préfère Still Walking et Nobody Knows (encore des titres traduits en anglais pour les spectateurs internationaux, cette démarche n'est pas terrible). Bonne après-midi.

Tororo a dit…

Still Walking et Nobody knows sont remarquables à plus d'un titre… Nos vœux secrets (le titre de celui-ci a bénéficié d'une traduction en français, ouf!), c'est un coup de cœur, je souhaitais donner envie de le voir en dépit de ses légers défauts de construction (oui, sans doute, le scénario traverse quelques tunnels: normal pour une commande d'une société de chemins de fer, non?). Dilemme: je voulais en dire des choses gentilles sans essayer de faire croire que c'était un chef-d'œuvre; alors j'ai préféré insister sur d'autres choses. Ça arrive qu'on aime un film (ou un livre) malgré ses défauts: c'est aussi ce qui m'est arrivé, par exemple, pour Moonrise Kingdom, que j'ai adoré… tout en remarquant qu'Anderson utilisait, comme à son habitude, des ficelles un peu grosses. Merci pour votre remarque, et bonne soirée!