lundi 6 septembre 2010
Innocents comme des bêtes de proie, cruels comme des couteaux
J’ai trouvé dans les pages du merveilleux, de l’étonnant Airform Archives le mythe cosmogonique qui suit et, tant que j’y étais, j’ai subtilisé aussi à cet excellent blog les illustrations qui, me semblait-il, iraient bien avec, bien qu’elles n’aient aucun rapport: ce sont des sculptures Inuit (vous les retrouverez dans cet autre article, là) ... quant au billet original dont il est extrait, vous le trouverez ici et vous pourez y lire une version anglaise de cette cosmogonie ("coyote places the stars", a wasco tale, text from: American Indian legends and myths, selected by Richard Erdoes and Alfonso Ortiz, Pantheon Books 1984). Le texte ci-dessous en est ma propre interprétation. Ca n’a pas été simple. Savez-vous que la langue wasco ne compte pas moins - entre temps et modes - de quarante-deux formes verbales possibles, que nous ne pouvons rendre que par des périphrases: il dit; il a dit; il disait; il a failli dire; il se pourrait qu’il ait dit; il se souvient à présent d’avoir dit; il a dit un jour, mais à présent il ne s’en souvient plus; il dira; il se pourrait qu’un jour il dise; il se souviendra un jour d’avoir dit, sans pouvoir se le rappeler mot pour mot; il croira un jour, à tort, avoir dit dans un passé indéterminé; il aurait envie de dire à présent, mais au lieu de dire il préfère faire une allusion elliptique à une autre fois où il aurait dit; et ainsi de suite...
Oui, un gros travail de transposition. Et c’est moi qui l’ai fait. C’est moi.
Ce qui m’émeut aux larmes, dans cette histoire, c’est de retrouver dans l’attitude de Coyote ce trait propre aux artistes (à tous les artistes, à vous, à moi, à Christopher Nolan, à M. Night Shyamalan, à Eric Chevillard, vous n’avez qu’à faire votre propre liste) et qui, si l’on en croit le récit d’Alouette, était déjà présent dès l’origine du monde: la candide fierté que lui inspire le tour pendable qu’il a joué à ceux qui lui ont fait confiance.
… Aligner, tels des cailloux de couleur,
Mensonge après mensonge, mot après mot…
Hugo von Hofmannsthal,
l'Ombre d'un mort
Il était une fois cinq frères, qui chassaient toujours ensemble. L’aîné s’appelait Loup. Le deuxième s’appelait Loup. Le troisième s’appelait Loup. Le quatrième s’appelait Loup. Le cinquième s’appelait Loup. Ce qui était naturel, car c’était des loups. Ils étaient bons amis avec Coyote, et partageaient avec lui tout le gibier qu’ils chassaient. Aussi Coyote venait souvent leur rendre visite. Un soir, il les trouva tous les cinq assis sur leur queue, regardant en l’air.
“Que regardez-vous, mes frères?” demanda Coyote.
“Oh, rien”, répondit l’aîné des loups.
Le lendemain, à la nuit tombée, Coyote demanda au second des frères:
“Que regardes-tu, mon frère?”
“Oh, rien”, répondit le deuxième loup.
Troisième soir, troisième loup... “rien.”
Quatrième soir, quatrième loup... “rien.”
A ce moment de son récit, Alouette ouvre toujours une parenthèse: “Ce n’est pas pour dire du mal de Coyote, mais tout le monde sait - même les gens qui l’aiment bien - que moins on lui fait de confidences, mieux on se porte”. Mais comment savoir si Alouette rapporte fidèlement les arrière-pensées des quatre grands loups, ou s’il se contente de laisser parler les sentiments ambivalents qu’il éprouve lui-même pour Coyote? Après tout, c’est un fait bien connu que les loups adultes ne sont pas bavards, et que chez eux ce trait de caractère s’accentue avec l’âge; et ce pourrait être une explication suffisante.
Le cinquième soir, Coyote demanda au benjamin des loups:
“Que regardes-tu, mon frère?”
‘On lui dit?” demanda le jeune loup à ses frères.
Voici ce que l’aîné répondit: rien.
“Oh, allez.”
Voici ce que le puîné répondit: rien.
“Allez, on lui dit. Qu’est-ce que ça peut bien faire? Coyote n'y pourra rien, de toute façon.”
C’est un fait bien connu que les loups dans leur jeunesse ne savent pas tenir leur langue.
“Nous voyons deux animaux là-haut”, dit Loup.
“Tout là-haut”, ajouta Loup.
“Tout là-haut, là-haut, dans le ciel”, renchérit Loup.
Coyote a une bonne vue, mais les loups l’ont meilleure encore; aussi le vieux Loup précisa-t-il:
“Vraiment haut, là où aucun de nous ne peut aller.”
Il n’était pas trop mécontent, après tout, de pouvoir, pour une fois, en remontrer à Coyote.
“Vraiment? Allons voir ça de plus près”, proposa Coyote.
“Et comment ça?” demandèrent en choeur Loup, Loup, Loup, Loup et Loup.
“Facile”, répondit Coyote. “Je vais vous montrer.”
Et il se mit à rassembler des flèches. Beaucoup, beaucoup; beaucoup, beaucoup, de flèches, mais vraiment beaucoup, insiste toujours Alouette, qui est fasciné par les grands nombres, bien qu’il ne sache pas compter (ou alors c’est parce que).
Et Coyote se mit à tirer vers le ciel, une flèche après l’autre.
La première se ficha solidement dans le ciel, et la deuxième, dans la première. Chaque fois Coyote faisait mouche, et la pointe de chaque flèche, au terme de sa trajectoire hélicoïdale, se vissait dans le talon de la précédente, exactement au milieu, tant et si bien qu’elles formèrent une solide échelle qui allait de la terre jusqu’au ciel.
Pas un commentaire ne sortit de la bouche des cinq frères, pas même de celle du plus jeune, qui pourtant resta grande ouverte un grand moment.
Le cadet des frères loups, avec sa grande bouche
“On peut monter maintenant”, dit Coyote.
L’aîné des loups siffla son chien et, prudent, le fit monter devant lui; puis il monta, puis les quatre autres loups, et enfin Coyote.
Ils montèrent toute la journée, toute la nuit; le lendemain ils montaient encore, ils continuèrent beaucoup de jours, “beaucoup, beaucoup” pépie toujours Alouette, en agitant les mains, quand il en arrive à cet épisode, et enfin ils atteignirent le ciel.
Arrivés au ciel, ils s‘assirent, et, en silence, ils regardèrent les animaux qu’ils avaient vus depuis tout en bas, et qui leur avaient paru tout petits.
C’était deux gros, très gros ours, des grizzlys.
Ils regardaient les nouveaux venus sans bouger.
Les deux ours
Les deux loups les plus jeunes s’approchèrent en reniflant, et s’assirent en face des ours.
“Méfiez-vous, dit Coyote nerveusement, ils seraient bien capables de vous mettre en morceaux.” Quand il voyait des gens faire confiance à quelqu’un d’autre que lui, ça le mettait vaguement mal à l’aise, comme si on avait contesté un de ses privilèges.
Mais déjà deux autres loups s’approchaient, puis, voyant qu’il ne se passait rien, l’aîné des loups fit de même et prit place parmi ses frères, toujours accompagné de son chien. A leur tour les deux ours s’assirent lourdement, juste en face des loups. Les cinq frères sortirent leurs pipes et se mirent à fumer.
“Je n’y crois pas, pensa Coyote. C’est trop beau pour être vrai”.
Le cercle du ciel, symbolisé par un disque de jade.
On reconnaît sans peine les cinq loups,
et leur chien, et les deux ours, et Coyote.
“Et pourtant... vrai ou non, c’est beau, ça fait comme une image, ces cinq figures assises dans le ciel. C’est joli comme un dessin sur une couverture en peau. J’ai bien envie de les laisser là où ils sont, pour que tout le monde les voie. En les voyant, les gens penseraient: voilà une peinture qui doit raconter une histoire. Et ce serait une histoire où l’on parlerait de moi”.
Et ainsi fit Coyote. Il recula sans bruit jusqu’à l’échelle, et se mit à descendre tout doucement, en détachant une à une les flèches à mesure qu’il descendait, pour que personne après lui ne puisse emprunter le chemin qu’ils avaient tous pris à l’aller.
Une fois sur Terre, il admira le dessin qu’il avait laissé dans le ciel - et qu’on peut encore y voir aujourd’hui. “Je vais intituler cette oeuvre: le Grand Conseil des Ours et des Loups”, décida Coyote. Regardez bien: à présent les gens, plus prosaïquement, appellent ce dessin d’étoiles la Grande Louche. Regardez mieux: les trois loups les plus âgés forment le manche de la louche, et si vous faites attention, vous verrez que l’aîné, celui qui est au milieu, a toujours son chien à côté de lui.
Les deux loups plus jeunes font un des côtés du cuilleron, et les deux grizzlys font l’autre côté, celui qui pointe en direction de l’étoile du Nord.
Ca donna des idées à Coyote. Il prit l’habitude de ramasser des trucs et des machins, juste parce qu’il les trouvait jolis, et de les emporter dans le ciel où il les arrangeait de façon à former des dessins selon sa fantaisie (des générations plus tard, un homme nommé Cheval eut la même idée, mais ceci est une autre histoire). Et quand il eut fini, les petits machins et les petits trucs qui n’avaient pas trouvé de place dans ses dessins, les cailloux brillants, les crânes d’oiseaux et les insectes mordorés, et les personnages secondaires de toutes ses histoires, il les répandit d’un bord du ciel à l’autre, et ça fait ce qu’on appelle la Grande Route du Ciel.
Coyote était assez content de lui, mais il avait comme l’impression qu’il lui restait quelque chose à faire avant de passer à autre chose.
Il appela Alouette et lui dit:
“Mon frère, quand je ne serai plus là, tu diras à tout le monde que les images qu’ils voient la nuit dans le ciel, c’est moi qui les ai mises là.
C’est moi qui l’ai fait.
Dis-leur que c’est moi.”
“Les gens ne me croiront jamais”, hasarda Alouette, intimidé.
“Mais si, tu verras”, répondit Coyote. “C’est l’avantage d’être Coyote: après toutes les histoires qu'on a déjà racontées sur moi, les gens me croient capable de tout.”
Et voilà pourquoi, à présent que Coyote n’est plus là, c’est Alouette qui raconte l’histoire. Alouette a une tête de linotte et ne se souvient de sa promesse qu’à l’heure où les étoiles commencent à pâlir, alors il se dépêche de la réciter à toute vitesse avant qu’elles ne s’effacent et qu’il ne soit plus temps, il bredouille et parle si vite, sa voix dérapant dans l'aigu, qu’on dirait presque des trilles d’oiseau. Mais tendez l’oreille quand l'aube se lève et vous verrez bien que ce que tout je vous ai dit est vrai.
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