samedi 20 novembre 2021

It's a wonderful world

 

Je pince entre les pouces et les index des deux mains la tranche de jambon, et je l'élève dans la lumière. Je contemple avec ravissement le chatoiement des reflets - comme d'une couche de vernis - qui la parcourent. Oui, je sais, c'est un rêve, mon rêve, et a priori il ne tiendrait qu'à moi, dans ce plus privé des cosmos privés, de décrocher un odorant jambon fumé des poutres d'une taverne, de m'en tailler une bonne tranche avec mon coutelas et de la dévorer à belles dents. Mais non, dans ce rêve-ci je me satisfais de m'émerveiller des modestes qualités esthétiques d'une tranche de jambon industriel sortie, ruisselant d'humidité, d'un film plastique.


Puis je me lève et, avant d'aller noter ce rêve (pendant qu'il est encore tout frais et brille de reflets de vernis), je tourne le bouton de la radio; il en sort la voix d'Armstrong "… and I speak to myself: it's a wonderful world".

 

Le rêve n'ouvre plus sur des lointains d'azur. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal. La technique confisque définitivement l'image extérieure des choses, comme des billets de banque qui vont être retirés de la circulation. Dans le rêve, la main s'en saisit une dernière fois, elle prend congé des objets en suivant leurs contours familiers. Elle les saisit par l'endroit le plus usé. Ce n'est pas tou­jours la manière la plus convenable : les doigts des enfants n'entourent pas le verre, ils plongent dedans. Par quel côté la chose s'offre-t-elle aux rêves ? Quel est cet endroit le plus usé ? C'est le côté qui a pris la patine de l'habitude et qui est garni de sentences commodes.

Walter Benjamin, Œuvres II,
Gallimard, Folio, 2003

ISBN : 9782070426942


Il m'arrive en effet d'en faire, de ces rêves dont "la couche de poussière grise sur les choses est la meilleure part". Je n'en tire pas la conclusion pessimiste de Walter Benjamin, que "la technique confisque définitivement l'image extérieure des choses". Il me semble au contraire que la particularité de ces rêves est qu'ils me gratifient - le temps d'un sommeil paradoxal - d'une capacité d'émerveillement supérieure à celle dont je jouis pendant la journée (une sorte de "remise à neuf" de cette utile capacité à laquelle c'est notre rugueuse existence diurne qui inflige une usure), et je leur en suis reconnaissant, au point de m'éveiller content de n'avoir gardé d'un rêve que le souvenir de quelques grains de poussière dans un rayon de soleil.


4 commentaires:

Michael Leddy a dit…

I think that the metaverse will be a poor substitute for dreams. Pass the ham, please.

Tororo a dit…

Please! Enjoy both sight and taste!

Jourdan a dit…

Mais vous êtes un peu comme Antoine Volodine qui disait dans une interview qu’il écrivait souvent à partir d’une image de rêve.
Bel article.

Tororo a dit…

La comparaison est flatteuse, merci Jourdan!