samedi 16 février 2019

Visibilité de Juan Rodolfo Wilcock


Quoi, vous voulez encore une page du Livre des monstres de Juan Rodolfo Wilcock? Vous êtes donc insatiables?
Hé bien soit, mais une petite, alors.

Memmo Gaibisso

Le beau-père de Lina Gaibisso est une illusion d'optique; en tant que tel, il ne pose aucun problème et offre au contraire un divertissement aux invités lorsque tous les autres sujets de conversation sont épuisés. Il suffit de regarder fixement, pendant deux ou trois minutes, un point marqué sur le mur à environ trente centimètres du cadre de la fenêtre: tout à  coup on le voit qui se détache nettement sur le fond uni de la peinture de la salle à manger. Il est assis dans son fauteuil, le journal ouvert, et ne se soucie pas le moins du monde des gens qui le regardent; l'illusion cependant est si saisissante qu'il n'est pas rare que des invités le saluent et lui demandent comment il va.
Le beau-père de Lina ne répond pas, il continue à lire; si ensuite l'invité porte rapidement son regard, sans s'attarder, sur une autre petite croix marquée à côté de la pendule posée sur la cheminée, le beau-père apparaît maintenant tout près du plafond, vêtu d'un pyjama jaune, dans son lit: Lina explique alors à ceux qui n'auraient pas compris que Memmo Gaibisso est allé se coucher.




Tout ceci n'a rien d'étrange en fait: qu'une illusion optique puisse lire le journal et s'en aller ensuite au lit ne devrait étonner personne, vu que nous faisons les mêmes choses et sommes aussi, c'est bien connu, des illusions optiques. Ce qui est étrange, c'est ce qui se passe dans le débarras contigu à la salle à manger. De fait, si vous ouvrez la porte de ce débarras, il vous saute aux yeux un dessin compliqué tracé avec des couleurs sur le mur du fond, fait de croix équidistantes, de trois-quarts de cercle, de triangles brisés, de rayons et de petits points, de lignes droites et de courbes parallèles, de sinusoïdes et de cycloïdes. Eh bien, il suffit de regarder ce dessin pendant quelques minutes pour voir apparaître sur le mur ce que, au même moment, le beau-père de Lina est en train de rêver: des courses de chevaux, des vacances aux Baléares, des repas dans les meilleurs restaurants, des choses répugnantes, etc.
C'est un cas unique, explique Lina, d'illusion optique d'une illusion optique; elle ne se rend pas compte, évidemment, que dans ce cas encore, on peut dire la même chose de la vie de chacun de nous, et pas seulement des rêves de son beau-père.


Juan Rodolfo Wilcock, Le livre des monstres
(Il libro dei mostri, Adelphi, 1978)
traduit par Lise Chapuis
ISBN 979 10 91504 71 3

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