Deux de mes fidèles lecteurs,
Monsieur et Madame Chat, m'ont fait part, à la suite d'
un billet récent, de leur goût pour ces rêves dont Theodor W. Adorno prit note pendant près de quarante ans, et qui furent publiés après sa mort dans un ouvrage judicieusement intitulé
Mes rêves (Stock, 2007); il n'en a pas fallu davantage pour que je me croie autorisé à vous en proposer un autre exemple, enrichi d'un illustration opportunément fournie par l'actualité.
Vienne, 26 juin 1960
Au cours de l'avant-dernière nuit j'ai rêvé: un jour aurait régné la plus profonde nuit, pour la première fois depuis la création du monde le soleil ne se serait pas levé. Il y aurait eu différentes explications, l'une liée à la fin du monde imminente, l'autre selon laquelle une bombe atomique aurait explosé au-dessus de Londres, la suie dégagée à cette occasion s'étant propagée à toute la Terre, la plongeant dans l'obscurité.
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Photo prise en 2016, un jour où, sur la province de Ninive (c'est en Irak) régnait
la plus profonde nuit. |
Je sortis à l'air libre et découvris un vaste paysage vallonné, immensément paisible. Il était comme dans un crépuscule lunaire, mais on ne voyait aucune lune. Parfaitement consolateur. Le rêve était semble-t-il lié au fait que je me trouvais en compagnie d'Hélène Berg.
traduction d'Olivier Mannoni,
Stock, 2007
(épuisé)
Photo © 2016 The New York Times
2 commentaires:
Catastrophe et apaisement, comme dans le rêve du 24 janvier 56. Adorno se rendait souvent à Vienne (au moins en 56, 58, 60... selon la biographie de Müller-Doohm) et il a dû y rencontrer plusieurs fois Helene Berg (au moins en 56, et donc en 60). les arrière-plans sont multiples, et assez vertigineux; il y a évidemment la Vienne de 1925 du jeune Teddy, et les fameux secrets (de polichinelle) sur les circonstances de la mort de Berg - et sur son amour pour Hanna Fuchs, d'où la culpabilité persistante chez Adorno, pour l'avoir caché à Helene Berg qui était par ailleurs parfaitement au courant. Mais en toile de fond, aussi, deux Vienne d'après la catastrophe, celle de 25 (Helene Berg était très probablement la fille illégitime de l'empereur François-Joseph...) et celle de la fin des années 50 avec la même Helene Berg tenant enfermé à clef le troisième acte de Lulu...
Ce qui est fascinant dans les rêves d'Adorno, c'est ce grand art du refoulement, du calme après la tempête...
Fascinants, et vertigineux aussi, en effet, beaucoup de ces rêves le sont. Pour le plaisir, une autre citation, du rêve du 20 mars 1955:
À midi, éveillé, j'évoquai ce rêve avec elle (G.). Elle attira mon attention sur le fait qu'il ressemblait à la parodie d'une de mes théories... […] … elle me demanda pourquoi, dans mon rêve, je m'amusais de moi-même, et je lui répondis sans réfléchir que c'était pour lutter contre la paranoïa.
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