samedi 14 novembre 2015

Il eut un rêve étrange qui l'occupa encore longtemps après.


Quand le froid commence à s'installer, Robert Walser n'est-il pas de bonne compagnie pour attendre la saison, encore lointaine, où les gens pleureront de joie en s'embrassant dans les rues de Paris? 

"La plupart du temps je dormirai; une magicienne doit dormir beaucoup; et toi tu joueras avec le petit chat ou tu liras un livre, j'ai là les plus beaux romans de Paris ici dans ma bibliothèque. Les écrivains parisiens écrivent d'une façon délicieuse, tu verras. 
Et puis dans un mois, sans compter que nous avons aussi de la musique, n'est-ce pas, dans un mois, disais-je, ce sera le printemps dans les rues de Paris. Tu verras comme après avoir été enfermés si longtemps, les gens s'embrasseront dans les rues et pleureront de joie en se revoyant. Ce sera un enlacement général.  L'envie si longtemps retenue éclatera dans les yeux, sur les lèvres, dans la voix, on s'embrassera  tout le mois de mai, du reste tu vivras tout cela toi-même. Imagine-toi que l'air devient tout bleu, tout humide et chaud  quand il descend sur la ville,  c'est le ciel alors qui se promène dans les rues de Paris et qui se mêle aux passants ravis. Les arbres ont des fleurs d'un jour à l'autre et sentent  merveilleusement bon,  les oiseaux se mettront à chanter,  les nuages à danser et l'air sera sillonné  de fleurs comme s'il en pleuvait. 
Et il y aura de l'argent dans toutes les poches même les plus pauvres et les plus percées. 
Je vais dormir à présent. 
Tu vois comme j'ai déjà sommeil.  
Profite du temps devant toi et étudie  un ouvrage parmi ceux que tu trouveras,  un qui puisse te captiver pendant tout un mois.  
Il y a des livres comme cela. 
Bonne nuit!"

Et sur ces mots elle s'endormit. 
Le chat voulut alors se coucher auprès d'elle,  Simon essaya de l'attraper,  il lui échappa,  il courut après lui, et chaque fois le chat lui glissait des mains quand il l'avait déjà saisi. Il s'enfonça dans ce jeu jusqu'à bientôt perdre haleine et tout suffocant, 
il se réveilla enfin.

J'ai fait là un rêve bien sombre pensa-t-il en se levant de son lit.

Ah ces rêves, ces rêves dont on s'éveille tout essoufflé comme si on avait couru. Robert Walser connaissait bien la sensation particulière qu'ils laissent au réveil: la sensation de ne pas avoir réussi - presque, mais pas tout à fait - à attraper le chat.


Robert Walser, 
Les enfants Tanner 
traduit par Jean Launay
 Gallimard, Du monde entier, 1985
Galimard, Folio n° 2380, 1992

Aucun commentaire: