samedi 15 novembre 2014

La première et la dernière

Novembre est-il le mois des citrouilles, ou le mois des souvenirs? Internet a tranché: selon lui, c'est les citrouilles. Mais le monde est si vaste: citrouilles et souvenirs peuvent coexister.


Elvira de Alvear

Elle posséda toutes choses et lentement
Toutes la quittèrent. Nous l’avons vue
Armée de beauté. Du haut de leur crête,
Le matin et l’abrupt midi lui montrèrent
Les beaux royaumes de la terre.
Le soir les effaça. La faveur des astres
(le réseau infini et partout présent
Des causes) lui donna la fortune,
Qui, comme le tapis de l’Arabe,
Annule les distances et confond
Désir et possession. Elle lui donna aussi
Le don des vers, qui transforme les peines
Vraies en musiques, rumeur et symboles;
Et la ferveur, et, dans ses veines, la bataille
De Ituzaingó et le poids des lauriers;
Et la joie de se perdre dans le fleuve
Errant du temps (fleuve et labyrinthe)
Comme dans les teintes paresseuses des soirs.
Toutes les choses la quittèrent, moins
Une. Sa généreuse courtoisie
L’accompagna jusqu’au bout du chemin,
Presque surnaturellement, plus loin
Que le délire et l’éclipse. La première
Chose que jadis je vis d’Elvira fut son
Sourire et ce fut aussi la dernière.




Todas las cosas tuvo y lentamente
Todas la abandonaron. La hemos visto
Armada de belleza. La mañana
Y el arduo mediódia le mostraran,
Desde su cumbre, los hermosos reinos
De la tierra. La tarde fue borrándolos.
El favor de los astros (la infinita
Y ubicua red de causas) la había dado
La fortuna, que annula las distancias
Como el tapiz del Arabe, y confunde
Deseo y posesión, y el don del verso,
Que transforma las penas verdaderas
En una musica, un rumor y un simbolo,
Y el fervor, y en la sangre la batalla
De Ituzaingó y el peso de laureles,
Y el goce de perderse en el errante
Río del tiempo (río y laberinto)
Y en los lentes colores de las tardes.
Todas las cosas la dejaron, menos
Una. La generosa cortesía
La acompaño hasta la fin de su jornada,
Más allá del delirio y del eclipse,
De un modo casi angélico. De Elvira
La primera que vi, hace tantos años,
Fue la sonrísa y es también la última.

Jorge-Luis Borges
Paru d’abord dans la revue Atlántida 
en mai 1960 puis la même année dans El Hacedor, 
et repris, en 1969, dans El Otro, el mismo.
Traduction de Roger Caillois, Gallimard, 1965

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