mercredi 29 janvier 2014

Runcible était son chapeau



Yet I wish I could modi -
- Fy the words I needs must say!
The Courtship of the 
Yonghy-Bonghy-Bò



Edward Lear irait à présent sur ses deux cent deux ans, s’il n’était mort un triste 29 janvier (celui de 1888).
« Edward Lear est un écrivain, un illustrateur et un ornithologue britannique connu pour sa poésie », nous apprend cursivement Wikipédia, soucieuse d’aller à l’essentiel.

Chesterton, qui passa au crible la vie, l’œuvre et les opinions de tant de ses contemporains avec l’empirisme inquisiteur d’un saint Thomas, acceptait l’existence de Lear sans lui contester la qualité de créature fabuleuse (We accept him as a purely fabulous figure, on his own description of himself) alors même qu’il émettait de sérieuses réserves quant à la viabilité de l’amphisbène, de la philosophie de Nietzsche, de la licorne et du taylorisme.

« The matters which most thoroughly evoke this sense of the abiding childhood of the world are those which are really fresh, abrupt and inventive in any age; and if we were asked what was the best proof of this adventurous youth in the nineteenth century we should say, with all respect to its portentous sciences and philosophies, that it was to be found in the rhymes of Mr. Edward Lear and in the literature of nonsense. The Dong with the Luminous Nose, at least, is original, as the first ship and the first plough were original.»

« Dans tous les âges, il est des inventions qui témoignent de cette jeunesse permanente du monde, par leur fraîcheur, leur originalité, leur imprévisibilité; et si on nous demandait un exemple de la persistance de ce juvénile esprit d’aventure en notre dix-neuvième siècle, nous dirions, sauf tout le respect qui est dû à ses achèvements scientifiques et philosophiques, qu’on le trouvera dans les comptines de M. Edward Lear et dans la littérature du nonsense. Le Dong au nez lumineux, à tout le moins, est original, au même degré que furent originales la première barque et la première charrue

L’autoportrait auquel, tout à l’heure, faisait allusion Chesterton, le voici:



"How pleasant to know Mr.Lear!"
Who has written such volumes of stuff!
Some think him ill-tempered and queer,
But a few think him pleasant enough.

His mind is concrete and fastidious,

His nose is remarkably big;
His visage is more or less hideous,
His beard it resembles a wig.

He has ears, and two eyes, and ten fingers,

Leastways if you reckon two thumbs;
Long ago he was one of the singers,
But now he is one of the dumbs.

He sits in a beautiful parlour,

With hundreds of books on the wall;
He drinks a great deal of Marsala,
But never gets tipsy at all.

He has many friends, laymen and clerical,

Old Foss is the name of his cat;
His body is perfectly spherical,
He weareth a runcible hat.

When he walks in waterproof white,

The children run after him so!
Calling out, "He's gone out in his night-
Gown, that crazy old Englishman, oh!"

He weeps by the side of the ocean,

He weeps on the top of the hill;
He purchases pancakes and lotion,
And chocolate shrimps from the mill.

He reads, but he cannot speak Spanish,

He cannot abide ginger beer:
Ere the days of his pilgrimage vanish,
How pleasant to know Mr. Lear!

Edward Lear:
Self-portrait of the 
Laureate of Nonsense

His beard, it resembles a wig


C’est un rare bonheur de connaît’ Mister Lear

Pour lir’ c’ qu’il a écrit, ça vaut l’ coup d’savoir lire!
D’aucuns le décriraient comme «grognon», ou «maboul»,
Quelques-uns, en revanche, le trouvent à la coule;

Son caractère en un mot? «pointilleux»;

Le mot qui convient pour son nez? «spacieux»; 
Son visage? Si on veut, on peut dire «hideux»,
Mais on n’est pas forcé; sa barbe? Un sac de nœuds.

Quoi encore? Des oreilles - plusieurs; deux yeux; dix doigts

(Dix si on compte les pouces, moins si on les compte pas)
On se souvient - un peu - qu’il chanta autrefois,
Mais, pour quelque raison, de nos jours il s’ tient coi.

En le sombre retrait qu’il nomme «sa galerie»

Des livres, par centaines, qui font tapisserie;
De vin de Marsala il boit des quantités
Sans en jamais sentir nulle incommodité.

Ses amis, qui sont-ils?  Hommes de robe ou de plume.

Qui, son chat? C’est Old Foss qu’on le nomme.
Sa silhouette: remarquable par sa sphéricité;
Son fameux chapeau, par sa runcibilité.

Qu’il porte un imper’ blanc  même lors qu’il est en nage

A l’heur de réjouir les enfants du voisinage
(Cet âge est sans pitié): « V’là qu’il sort en liquette,
L’ vieux godon mal luné!» est le couplet qu’ils répètent.

En effusions lyriques parfois il se répand

Sur la crête des monts, la grève des océans;
Pancakes et lotions il achète à toute heure, 
Et chips de chocolat de chez le bon faiseur.

Il sait lire l’espagnol sans pourtant le parler;

Il n’aime pas la petite bière; faites-vous présenter,
Par quelque ami commun, sans attendre qu’il expire
Car c’est un vrai bonheur de connaître Mister Lear.


The spherical and the runcible


On dit de lui qu’il a inventé le nonsense; il a fait mieux, il l’a porté d’emblée à son point de perfection. 
Parti d’une forme poétique déjà ancienne à son époque, le limerick, qui devait pour une bonne part sa popularité aux équivoques souvent égrillardes que permettait sa brièveté et les contraintes purement sonores qu’il imposait (répétition ou, au choix, assonance dans le premier et le dernier vers), il l’enrichit d’une trouvaille qui ravit ses contemporains: il prouva qu’il restait aussi drôle si on en retirait le double sens, et même le sens tout court: exactement comme pour le Pobble qui ne se porte pas plus mal si on lui soustrait tous ses orteils. 

Comme ses prédécesseurs dans ce genre de compositions, il ne se plia qu’aux lois de la rime et de l’allitération, quitte à faire plier devant elles celles de la syntaxe, de la prosodie, du bon usage, sans parler de celles du sens commun. 


S’ils ne sont pas encombrés de sens, ses poèmes (son œuvre poétique ne consiste pas qu'en limericks, loin de là!), en revanche, sont plein à ras bord de mots, qui ont, pour la plupart, quelque chose de caractéristiquement anglais bien que certains existent tandis que d’autres pas. Les mots qui n’existent pas sont souvent plus gentils que les mots qui existent, ce n’est pas Lewis Carroll qui dirait le contraire. Et il est bon qu’ils le soient, gentils, ces mots gratuits, pour hérissés qu’ils soient de lettres rébarbatives venues des recoins les moins fréquentés de l’alphabet, de signes diacritiques exotiques, de diphtongues incongrues*: car la raison d’être de ces poèmes (leur absence de sens ne les prive pas plus de raison qu’elle ne les prive de rime, et nous avons déjà vu que, de rime, ils n’en manquent pas) est de proposer des adoucissements imaginaires aux tribulations invraisemblables d’êtres impossibles, qu'ils fussent Quangle Wangle Quee solitaire, Yonghy-Bonghy-
Bò dédaigné, lady esseulée sur la côte de Coromandel ou Jumblies affrontant sur de frêles esquifs les périls de la Torrible Zone; il est permis de penser qu’ils contribuèrent aussi à rendre un peu plus supportables les tribulations, en rien imaginaires, qui s’accumulèrent en nombre invraisemblable (la page que wikipedia.fr consacre à Lear, nous l’avons vu, est succincte; on trouvera quelques données biographiques supplémentaires sur la page en anglais) dans l’existence de l’impossible Monsieur Lear.

*Yonghy-Bonghy-Bò! Quangle Wangle Quee! Ploffskin, Pluffskin! Plumpskin, Ploshkin! Crumpetty! Jumbly! Jangly! Chankly! Bore!
Fun fact: si vous prononcez cette formule soixante-dix-sept fois d'un trait et sans faute, il y a de fortes chances que vous fassiez apparaître un Dong au nez lumineux. 
Quelque part.




NDTT (note du Tororo Traducteur): Oui, dans ces quatrains, « spacieux » compte pour trois syllabes, et « réjouir » pour deux, et alors? Et « nomme » rime avec plume, parfaitement. Num-num. Et le versificateur n’a pas respecté l’alternance des rimes masculines et féminines, hé quoi? Nous sommes au vingt-et-unième siècle, et de nos jours les filles n'ont pas moins de bosses que les garçons n'ont de creux, que diable.
Sachez, lecteurs pointilleux au long nez,  que Françoise Morvan, traductrice de son état, a livré sur son blog, de ce poème de Lear, une version beaucoup plus soucieuse de rigueur prosodique.


La photo a été empruntée à Wikimedia Commons, 
le dessin à nonsenselit (page consacrée 
au souvenir d'Edward Lear).

vendredi 24 janvier 2014

Mais le spectacle est permanent


La rue Saint-Séverin, j'y suis passé l'autre jour.
Ce n'est plus tout à fait la rue Saint-Séverin de Marcel Béalu.
Le passage étroit photographié par Eugène Atget (son nom officiel est "Impasse Salambrière"), à présent, on ne peut plus l'emprunter (que ce soit pour rejoindre la réalité ou pour s'en éloigner) que si on a une clé: un coquet portail de bois verni a remplacé sa grille figée par la rouille. Le cafetier et le coiffeur, ce sont des marchands de souvenirs qui les ont remplacés.


La grille de "l'autre côté de la rue", elle, elle est toujours là, 
avec ses barreaux en troncs de forêt vierge miniature.


Mais le trou? Qu'ont-ils fait du trou? Est-ce d'avoir été trop longuement dépeint par Marcel Béalu qui l'a rendu irréel? Les gens se sont-ils, comme il le craignait, mis à dire qu'il l'avait inventé, dès lors qu'il l'a "écrit dans une histoire"?


Ou bien est-il toujours là, a-t-il seulement été, 
comme l'entrée de l'impasse, rhabillé 
à la mode d'aujourd'hui?


Les promeneurs hâtifs qui passent par là, à présent, comment se débarrassent-ils de leurs petits paquets disparates?

(quoi, vous voulez savoir si j'avais sur moi un petit paquet que j'aurais voulu voir disparaître? Vous êtes bien curieux)


Il y avait pourtant une chose qui aurait pu, à un passant qui aurait connu le livre de Marcel Béalu, rappeler cette page où il parle d'une rue qui lui allait bien.
Dans la rue, il y avait un vieil homme.
Il marchait à petits pas rigides, il chantait pour lui-même.
Et peut-être, à bien y réfléchir, 
n'était-il pas si vieux.

Photos: R. B.

jeudi 23 janvier 2014

Toute sortie est définitive


J’habite certainement le quartier le plus étonnant de cette ville étonnante*. « Ce quartier vous va bien… » m’a-t-on dit parfois.  Certains ont été jusqu’à reconnaître le climat d’un de mes livres, écrit depuis plus de vingt ans alors que je n’étais jamais venu par ici. « C’est tout à fait l’atmosphère que vous avez su si bien peindre… »
Comme la boule lancée d’une main sûre vers le but, le corps aboutit peut-être toujours dans le lieu exact où aspirait l’âme.
À moins que le décor autour de nous ne finisse par se modeler à l’image de notre imagination.
C’est ce qu’il m’arrive de penser quand je regarde avec attention ce qui se passe devant ma porte, dans ce bizarre quartier.
Oui, c’est bien comme si la réalité, par un détour, m’avait rejoint, au moment que je croyais être le plus loin d’elle, comme si la réalité extérieure collait à ma réalité intérieure sans que je sache laquelle est le reflet de l’autre. Je n’ai plus besoin d’inventer des histoires pour exprimer cette ombre fidèle, devenue ombre miroir, il me suffit désormais de regarder et d’écrire.


Un détour pour rejoindre la réalité
(ou pour être rejoint par elle)

Il y a des gens qui s’ennuient. C’est qu’ils ne savent pas regarder. Je veux dire voir. Voir suffit à tout. À qui sait voir, il n’est besoin de rien d’autre. Qui sait voir ne s’ennuie pas.
Si je me lève de ma table et que je regarde par la fenêtre, je vois, immédiatement après la largeur de la rue, qui a cinq mètres environ, le trottoir d’en face.
Or, juste devant ma porte, ce trottoir est percé d’un trou, un trou qui ressemble à un porche aplati, un trou à ras du sol en forme de bouche, une bouche de ciment qui n’aurait pas de lèvres. Seuls les gens du quartier connaissent  cet orifice semi-clandestin, les autres passent devant sans le voir. On ne peut imaginer l’attrait qu’il exerce sur les choses les plus diverses, et tout ce qui peut s’y engouffrer. Les ordures d’abord, tous les matins, que les balayeurs en casquette d’uniforme y précipitent imperturbablement, avec les eaux du ruisseau.
Mais ce n’est pas à cela que je pense, bien que l’insatiable bouche de ciment en fasse une consommation surprenante.
Non, je pense aux petits paquets disparates que des promeneurs hâtifs y précipitent, en catimini. Que peuvent-ils bien contenir?
Il y a aussi ces choses que des passants sortent rapidement de leur poche, ou de sous leurs jupes, et hop! on n’a pas le temps de s’en apercevoir qu’elles sont déjà dans le trou.
Le garçon du café voisin, après les balayeurs, vient chaque matin y vider ses cendriers. L’épicier y pousse les épluchures de sa boutique. Un après-midi, vers quatre heures, on entendit des miaulements s’en échapper. Un chat devait être tombé dans le trou. Des enfants s’attroupèrent, puis des femmes du quartier. Les miaulements furent longs à s’éteindre.
Derrière le trottoir, au-dessus du trou que je viens de dépeindre trop longuement peut-être, il y a un mur de cinquante centimètres de haut, environ, surmonté d’une grille. Ce mur est assez large pour servir de siège et toute la journée, à toutes les heures de la journée, des gens se reposent là, rarement les mêmes. Ce n’est pas trop de dire que ces gens sont étranges.
Comme tous les gens.
Je dirais même un peu plus.
Tout à l’heure, il y avait un vieil homme. Était-il si vieux? Sa barbe courte et noire semblait bien vigoureuse pour un vrai vieillard, une barbe de cinquante ans, hirsute. Ce faux vieillard était vêtu de loques, comme beaucoup qui hantent ce quartier, et sur sa tête il avait enfoncé une casserole en fer-blanc, la queue tournée par-devant. Au bout de cette queue il avait attaché une carotte qui pendait devant son visage. Tout à coup, il se leva et, à petits pas rigides, au milieu de la rue, s’éloigna vers le boulevard, en chantant un hymne patriotique. Si j’écrivais cela dans une histoire, ne dirait-on pas que je l’ai inventé?
La grille est haute et les barreaux sont assez espacés. Des fillettes aux bras roses s’y suspendent ou des bandes de galopins s’amusent à passer à travers, imaginant que les barreaux sont les troncs de la forêt vierge. Est-ce que tout cela ne ressemble pas aux images des rêves? Et ma vie, que ce n’est pas ici le lieu de raconter, ne prend-elle pas, plus elle se rapproche de sa fin, l’allure insoutenable des songes?
J’ouvre les yeux et le monde entre en moi. Je ferme les yeux et c’est la nuit. Mais d’où part le regard, cela qui transperce le verre fluide de la pupille pour s’arrêter aux limites de perception de la vue, cela qui englobe, à tout instant, une vision du monde? Comment la réalité ne dépasserait-elle pas la fiction puisque l’imaginaire ne saurait être que le reflet du réel? Mais un reflet quelquefois plus coloré, plus éclatant que sa source. Aussi est-il nécessaire de confronter le réel à l’imaginaire. Quand ce qui se passe dans la cervelle rejoint l’imaginaire,  il y a conflagration et vie véritable.
L’équilibre d’un homme est proportionnel au plus ou moins de distance entre ses désirs et leur réalisation.

[…] Pour l’esprit disposé à saisir la vérité où elle se trouve, la destinée humaine est inscrite sur cette pancarte affichée dans le vestibule d’un cinéma:


LE SPECTACLE ÉTANT PERMANENT
TOUTE SORTIE EST DÉFINITIVE

La vie en rêve, Phébus, Paris, 1997
(première parution sous le titre Le bien rêver 
chez Robert Morel, 1968)

* Ces pages furent écrites rue Saint-Séverin, vers 1950 (note de Marcel Béalu).

Illustration: entrée de l'impasse Salambrière, 
dans la rue Saint-Séverin, 
par Eugène Atget.

mardi 14 janvier 2014

L'une vaut l'autre



Il y a plus d’une façon de se souhaiter une bonne année, et faire ça à l’ancienne ne manque pas de charme non plus. J’emprunte cette jolie image au blog de Thierry Robin, Illustration s’il vous plaît, dont je ne saurais vous recommander la visite avec assez de chaleur.


Prosit Neujahr! 
(et attention, ne renversez rien)

Lithographie d’ Hermann Stockmann, amoureusement scannée par Thierry Robin.

mercredi 1 janvier 2014

The long tomorrow


C’est à la curiosité toujours en éveil de John Coulthart que je dois d’avoir découvert le projet Long Now.

from 

N'est-il pas plus stimulant de penser qu'on est au commencement, plutôt qu'à la fin, ou plus ou moins au milieu, de quelque chose?
Bonne année 02014 à tous!


This intro video was conceived by Alexander Rose, James Anderson and Chris Baldwin. The sound is by Brian Eno with additional recordings and arrangement by Chris Baldwin which includes sounds from the workings of the 10,000 Year Clock. The animation was created by James Anderson using actual model geometry of parts used in the Clock. The animation is © The Long Now Foundation 02013 and the sound is © Opal Ltd., London 02013.