lundi 18 juillet 2011
A présent intervertissons nos masques (sur Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski, 1)
Juste avant de quitter l'Hôtel des Monnaies,
le Podestat nous fit intervertir nos masques,
avant de dissimuler à nouveau nos visages.
Un jeu avec des masques en mouvement
On porte beaucoup le masque, dans le roman de Jean-Philippe Jaworski; pendant que certains des personnages, soucieux d'apparaître sous leur meilleur profil, font pour cela appel, à grands frais, à des portraitistes, il peut arriver qu'on se fasse tout aussi bien démolir le portrait, sans frais cette fois. On semble redouter par-dessus tout (alors même qu'on est occasionnellement la cible d'arbalétriers embusqués, que des coupe-jarrets veulent, au sens le plus littéral de l'expression, votre peau, que le premier butor venu croit pouvoir vous provoquer en duel - quand ce ne sont pas des corsaires qui essaient de vous envoyer par le fond) d'être confronté à son visage, autant dire à soi-même. "On", c'est le récitant, le protagoniste, le seul à nous offrir son point de vue dans Gagner la Guerre.
Il serait tentant de qualifier de "casse-gueule" (pouvons-nous nous permettre cette trivialité? ne pensera-t-on pas que nous avons grandi dans le ruisseau de Ciudalia?) le projet auquel J. P. Jaworski s'est attaqué après ce coup de maître qu'était le recueil Janua Vera. Outre l'ampleur de l'entreprise (juste un peu moins de mille pages dans l'édition de poche) ce projet cumulait en effet les difficultés, les contraintes, dont la forme choisie par Jaworski nouvelliste l'avait affranchi pour l'écriture de son recueil de textes courts: à la polyphonie parfaitement maîtrisée des pièces composant Janua Vera allait devoir succéder une unité de ton imposée par un narrateur unique, et pas n'importe quel narrateur, de surcroît: nul autre que Don Benvenuto Gesufal (de la Guilde des Chuchoteurs - ne le répétez pas!).
Nous avons identifié l'ennemi. C'est nous.
Bien qu'on retrouve dans ce roman la jactance du narrateur de Mauvaise Donne, ses apostrophes au lecteur, ses apartés bougons, ses sarcasmes, le scribe qui a mis en forme ses mémoires évite de prolonger plus que nécessaire les incursions dans l'argot, se contentant d'un clin d'oeil occasionnel au vocabulaire de la Série Noire: tout le long du roman la langue reste fluide. Et voilà un premier écueil évité!
Si parfois le mauvais garçon se lance au moment où l'on s'y attend le moins dans des descriptions lyriques, a priori surprenantes venant d'un Chuchoteur, cette apparente discordance trouvera son explication en son temps: cet oeil de peintre, cette sensibilité d'artiste, sont le secret et le fardeau de notre renégat (ou du moins, partie de ce fardeau et de ce secret). En revanche, passé un premier chapitre plein de bruit et de fureur (et de régurgitations convulsives), on ne trouvera plus de longues descriptions de batailles, et si, à un moment-clé de l'intrigue, il sera explicitement demandé à Gesufal d'aider son suzerain à gagner la guerre (requête à laquelle il accèdera obligeamment, justifiant ainsi le titre) il le fera en usant des procédés discrets auxquels il nous a accoutumés; et les quelques opérations militaires auxquelles on assistera occasionnellement seront décrites sans fioritures, avec une concise brutalité. A aucun moment, on ne ressentira cette impression de déjà-lu qu'on a si souvent éprouvée, chez tant d'épigones de Tolkien, chaque fois que de sempiternelles trompettes ralliaient de sempiternelles bannières. S'attachant à suivre une quête et surtout une enquête, le romancier ne cherche pas à retrouver les accents épiques qui résonnaient dans certains des textes de Janua Vera: le ton sera, tout du long, celui du polar noir (médiéval certes, mais hard-boiled): collaboration avec Benvenuto Gesufal oblige. Nous voilà passés au large d'un deuxième écueil!
Et cet autre thème récurrent dans la High Fantasy, la confrontation avec l'Autre absolu, l'opposé, le non-récupérable: hé bien, orques, gobelins, hommes-serpents et femmes-scorpions, sphinges laconiques et dragons sentencieux… est-il besoin d'avoir recours à de tels prête-noms quand le narrateur met tant de bonne volonté à dessiner une ligne de partage entre les gens bien nés comme vous et moi, messeigneurs, et les autres, à qui leur couleur (pas la bonne) et leurs moeurs (les mauvaises) interdiront à jamais de s'assimiler aux premiers? Notre Chuchoteur en a bien conscience, tout ce qu'il montre de lui risque de n'être pas toujours du goût de tous; ce que nous pouvons penser de lui, il se pique de ne pas s'en soucier: au contraire, son côté obscur, il met, précisément, une certaine coquetterie à l'exhiber.
Cette obstination pourrait devenir lassante: mais non, dans Gagner la Guerre comme dans Janua Vera, Jean-Philippe Jaworski, tel un Benvenuto Gesufal sur l'arête d'un toit, ne perd jamais l'équilibre: qu'il mette un pied, voire deux, dans le polar noir; qu'il prenne, sur le solide socle référentiel légué par la fiction historique, son appel pour effectuer un saut périlleux du côté de la sword and sorcery; qu'il se rattrape d'un ongle au fragile échafaudage de la fantasy urbaine ou amortisse une réception incertaine en se laissant glisser le long des plis du manteau d'Arlequin du roman picaresque, il ne perd jamais de vue l'objectif qu'il s'est fixé: élucider une conspiration dont tous les acteurs portent des masques, et, même quand son Benvenuto semble musarder en route, c'est bien là qu'il nous emmène; à chacune de ses cabrioles (se jouant de partenaires intéressés qui préfèreraient lui voir traverser les cerceaux qu'il lui tendent) il crève toile peinte après toile peinte, renverse praticable après praticable du décor en trompe-l'oeil dans lequel il évolue.
A l'Image de Janus
Notons en passant qu'il est très souhaitable de lire Janua Vera avant de plonger dans Gagner la guerre; ne serait-ce que pour replacer dans leur contexte les allusions elliptiques que fait Gesufal à l'histoire ancienne et récente des territoires qui composèrent autrefois le Vieux Royaume. On pourra aussi s'amuser de voir évoquer obliquement des personnages et des événements qui, dans Janua Vera (par exemple dans Le service des Dames, Une offrande très précieuse ou Le conte de Suzelle) sont présentés dans une tout autre perspective.
Dans Le Confident et dans Un Amour dévorant, on trouvera les informations sur le culte du Desséché que Don Benvenuto, peu porté sur la transcendance, ne se soucie pas de nous donner ici. Ces détails ne sont nullement nécessaires à la compréhension de l'intrigue du roman, mais ils éclairent certains aspects du rituel célébré aux funérailles du patrice Regalio, et précisent la place occupée par le clergé nécrophore, ainsi que le rapport que les vivants entretiennent avec la mort, dans la culture dont les personnages de Gagner la Guerre sont issus.
Par ailleurs l'apparition soudaine, au détour d'un chapitre, des représentants d'une (forcément très ancienne, forcément évanescente) civilisation d'Elfes pourrait faire l'effet d'une pièce rapportée, d'une concession à une mode, aux lecteurs qui n'auraient pas eu l'occasion d'admirer la maîtrise avec laquelle l'auteur du Conte de Suzelle brodait sur ce motif (pourtant si peu nouveau dans la littérature de fantasy) et l'insérait sans faux raccord dans sa vaste tapisserie de la Léomance.
GAGNER LA GUERRE, de Jean-Philippe Jaworski; première édition Les Moutons Electriques, 2009; édition de poche, Folio SF 2011
Bibliographie de Jean-Philippe Jaworski
Une interview dans laquelle le romancier parle de son livre
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire