mardi 19 juillet 2011

Et maintenant dissimulons à nouveau nos visages (sur Gagner la guerre, de Jean-Philippe Jaworski, 2)


Juste avant de quitter l'Hôtel des Monnaies,
le Podestat nous fit intervertir nos masques,
avant de dissimuler à nouveau nos visages.

Ce billet est la seconde partie d'une note de lecture commencée ici.
Hard-boiled wonderland
"Dans ces fictions - m'étais-je, il y a quelque temps, hasardé à écrire à propos de Janua Vera - la principale menace ne viendra pas de quelque déferlement de ténèbres extérieures - pas de gobelins, d’hommes-reptiles ni de hordes du chaos en vue - mais du plus intime des protagonistes, de leur inséparable part d'ombre". Cela demeure vrai - plus que jamais - dans Gagner la Guerre, même si l'action ménage quelque place aux commensaux obligés des récits de High Fantasy - créatures magiques et sorciers, et même si la magie y constitue une menace constante, d'autant plus inquiétante qu'elle est toujours reléguée à l'arrière-plan (on en constate, ou plutôt on en soupçonne, les effets, plus qu'on ne la voit réellement en action; du moins jusqu'à ce que, lors d'une conflagration longtemps différée, elle fasse une entrée fracassante).
Mais la principale attraction du show, c'est Benvenuto Gesufal lui-même, si douteux qu'il puisse être comme informateur: son charme agit si bien qu'il est impossible de lui en vouloir de lancer le lecteur sur de fausses pistes, de sembler parfois se contredire, et en bref d'enfumer (pour parler comme lui) son auditoire: après tout, ce n'est pas d'aujourd'hui que la fiction s'est mise à questionner la fiabilité de ses propres énoncés, et à faire du narrateur un de ses suspects habituels; la volubilité de l'intarissable Benvenuto ne rappelle-t-elle pas parfois celle d'un certain Verbal Quint?
Ce n'est pas que notre chroniqueur donne l'impression de broder, d'enjoliver ou de tresser des couronnes - pas plus à lui-même qu'à qui que ce soit d'ailleurs; Benvenuto connaît la chanson: à la guerre comme en politique (comme en art et en littérature, cela va sans dire) ceux qui trichent mal sont punis, ceux qui trichent bien sont récompensés. Et c'est tricher sans art que de conter merveilles du jeu qu'on a en main - c'est toujours sur autre chose que ses cartes que le tricheur expérimenté attire l'attention de la compagnie.

Destin farceur
Don Benvenuto croisera plusieurs figures qui peuvent être décrites comme "plus grandes que nature", voire prétendre, selon les critères généralement admis, à une stature héroïque (les vétérans de la bataille de la Listrelle) ou anti-héroîque (le Podestat). Mais, on l'a vu, cette épopée de neuf cents pages se veut résolument non-épique. Quand, au détour d'une aventure commencée dans un bouge et continuée dans une succession de tripots, Don Benvenuto côtoiera un personnage qui, si peu peu disposé soit-il à l'admettre, fut en des temps bien lointains "un putain de héros", sa vision du monde n'en sera pas bouleversée: il continuera à assumer son destin de créature de l'ombre.
Ce destin, pourtant, ne se contentera pas de le confronter à des formes d'héroïsme qu'en l'âge de fer où il vit il peut voir comme d'anachroniques survivances d'un passé révolu; il lui garde encore en réserve une facétie plus piquante: non content de l'avoir fait entrer de force dans la légende, pas par la grande porte, pas même par la petite, mais par les sentines et les soupiraux - quitte à le raboter un peu pour faciliter le passage - il ne lui épargnera l'exécution d'aucune des figures imposées du parcours héroïque: après l'évasion improbable, les combats contre des adversaires absurdement supérieurs en nombre, il ira jusqu'à l'entraîner dans la variante la plus kitsch (celle avec palais en flammes et grand escalier croulant dans des gerbes d'étincelles) du classique des classiques: le sauvetage de demoiselle en détresse, l'acrobatie à laquelle sans doute il s'attendait le moins!
Il essaiera de se faire pardonner ces manquements à son éthique professionnelle en les exécutant de façon aussi peu convenue que possible, et en nous les contant, comme à contre-coeur, d'une plume trempée dans d'acides remontées de piquette. Dandysme de truand, avions-nous d'abord pensé, que ce choix de s'autoportraiturer en manière noire? Pas seulement.

A game with shifting mirrors
Si la complaisance envers lui-même était, dès sapremière apparition, un trait de caractère qui semblait définir Don Benvenuto, celle-ci était toujours teintée d'une affectation de dépréciation de soi, si outrée que l'un des interlocuteurs du bravache lui avait demandé, pas dupe, à quel point elle était feinte. Question à laquelle le lecteur pourra trouver lui-même la réponse: il aura reçu, à la fin du livre, tous les éléments pour le faire, encore que Benvenuto se garde bien d'y répondre jamais directement: d'ailleurs, il perd beaucoup de sa faconde au simple rappel de certains événements de son passé; lui si peu avare de confidences scabreuses, il change brutalement de sujet sitôt qu'il approche de certaines zones.
Est-ce un hasard si l'une des disciplines secrètes que pratiquent ces thaumaturges ressiniens toujours à l'oeuvre, discrètement, dans les coulisses du roman (comme dans les coulisses du pouvoir ciudalien) utilise, justement, les miroirs comme agents magiques? Un prétexte de plus, pour don Benvenuto, d'éviter de se confronter à ceux-ci: un sorcier le lui a dit, pour ces adeptes de la voie obscure, les miroirs sont des judas qui leur livrent les secrets de ceux qui s'y mirent (décidément, Gagner la Guerre, sous ses atours médiévaux, est aussi un fiction de l'âge d'Internet).
C'est dans la plus grande discrétion que cette variante de la catoptromancie, la magie des miroirs, est à l'oeuvre dans le roman; mais si, dans l'intrigue, elle est reléguée à l'arrière-plan, (avec d'autres pratiques magiques ou politiques que don Benvenuto ne se soucie pas de détailler pour nous), elle remplit une fonction métaphorique, symbolique, non négligeable. Dans une étrange promenade onirique, variante du sortilège du Diable Boiteux, Benvenuto a une brève vision de sa ville, Ciudalia, telle qu'elle apparaîtrait à qui pourrait y déplacer son regard de miroir en miroir; ce qu'il y découvre n'étant pas de nature à le rassurer, cette expérience le conforte dans sa méfiance pour les pratiques magiques. Mais si cette méfiance avait permis, dans un premier temps, à notre volubile narrateur de rationaliser son refus de l'introspection… à la longue, peine perdue, il devra se résigner à pactiser avec les miroirs (ces insidieux artefacts déterminés à nous rendre complices de l'action de réfléchir), en accomplissant en dernier recours, pour sauver sa mise, un de ces rituels magiques pour lesquels il éprouvait tant de répulsion. Et c'est aussi d'un miroir que, plus tard encore, surgira - sauveur ou tentateur? - le deus ex machina qui lui offrira sa dernière chance. Après cette intervention littérale dans le récit d'une créature venue de l'autre côté, notre héros défiguré ne pourra plus éviter d'affronter l'image de ce qu'il est devenu.

Till we have faces
C'est alors que nous, lecteurs, réalisons qu'il n'y a pas que de l'affectation dans cette coquetterie paradoxale qui pouvait au départ passer pour un simple procédé d'écriture: l'obstination de Benvenuto (ce prénom ne vous rappelle-t-il pas celui de ce Cellini qui nous a laissé des mémoires où il se dépeint en truand?) à pousser au noir le portrait qu'il brosse de lui-même, jusqu'à en oblitérer les traits, jusqu'à accepter sa défiguration. Faisant écho à son rejet de la carrière de peintre à laquelle il paraissait, à son départ dans la vie, destiné; à son rejet, à l'âge adulte, de tous les modèles qui lui ont été proposés alors qu'il était enfant; le refus de se regarder en face plonge en lui des racines qui vont plus profond que les cicatrices que porte sa chair.
Il avait pourtant assisté, lors de plusieurs rencontres capitales (dans sa prime jeunesse, avec le Macromuopo; en trois occasions, avec le Podestat) à ce curieux phénomène: son interlocuteur changeant radicalement d'attitude à son égard lorsqu'il se reconnaissait en lui, comme s'il lui présentait une surface réfléchissante; et combien fidèlement il l'avait rapporté! Mais il a renoncé à adopter ce point de vue qui aurait pu lui en apprendre autant sur les autres que sur lui-même, et la fin du roman suggère qu'à celui qui a effacé son image, il n'est pas donné de retourner en arrière, et que le destin choisi par celui qui aurait, s'il eût vécu une autre vie, pu être appelé le Gesufal est sans issue.
"Destin de créature de l'ombre", disions-nous plus haut: Gagner la Guerre, c'est aussi, entre beaucoup d'autres choses, l'histoire de Dorian Gray… racontée du point de vue du portrait. Mais qui, dans ce livre, aura été Dorian Gray, en fait? Benvenuto ou le Podestat? A quel moment ont-ils cessé de jouer à intervertir leurs masques?
Aucun homme (avançait Hegel) n'est un grand homme pour son valet de chambre. Sans doute Don Benvenuto, du fond de son enfer personnel, n'hésiterait-il pas à renchérir, dans le style coloré qui est le sien, sur l'auteur de la Phénoménologie de l'esprit :
"Aucun homme n'est un putain de grand homme pour son putain de miroir".

GAGNER LA GUERRE, de Jean-Philippe Jaworski; première édition Les Moutons Electriques, 2009; édition de poche, Folio SF 2011
Bibliographie de Jean-Philippe Jaworski
Une interview dans laquelle le romancier parle de son livre

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