aurait eu quatre-vingt neuf ans: un bel âge,
comme on a pris l'habitude de le dire machinalement, sans prendre le temps de se demander à quoi ça ressemble, "un bel âge".
Mais lui l'a pris, le temps d'y réfléchir, et il s'est dit que quatre-vingt-huit ans et huit mois, ça sonnait quand même mieux. Quatre-vingt-huit ans huit mois est donc l'âge qu'il a décidé de garder, désormais, de façon permanente.
Cette nuit encore, vers quatre heures du matin, j'ai été réveillé par un long coup de sonnette, très appuyé, très distinct. J'ai tout de suite pensé que c'était toi. Ce ne pouvait être que toi. Et je me suis vu assailli aussitôt par une nuée d'images.
Je te voyais toi, d'abord, dans cette robe verte, légèrement fleurie, que j'aime tant, avec des socquettes de petite fille et des sandalettes. Toi, frissonnante, exaltée, les bras nus, tenant entre tes mains un grand carton plat. Je te voyais carillonnant à la grille de cette petite maison que j'habite seul depuis plusieurs mois déjà. Toi, ta chevelure de flammes, tes yeux verts, capables comme le ciel d'été de passer d'un coup de vent, de l'extrême tendresse à la pire cruauté.
Et ton sourire.
J'ai allumé une lumière, je me suis levé en hâte, j'ai enfilé un vêtement. J'ai commencé à dévaler l'escalier de bois qui descend à l'étage.
Et ces images toujours qui tournoyaient
dans ma tête.
La première fois que tu avais sonné chez moi au milieu de la nuit, j'habitais encore à Paris dans un minuscule studio et toi tu vivais encore avec Jean-Pierre dans le même immeuble mais dans un somptueux appartement.
Votre ménage commençait à battre de l'aile.
Tu t'étais sauvée une fois de plus, à peine vêtue, serrant contre toi ta trousse de toilette et ton ours en peluche. Le seul trésor de ton enfance auquel tu croyais tenir et qui te suivait dans tous tes périples. Les larmes aux yeux, la détresse enluminant
ton visage, tu déboulais chez moi pour y chercher refuge. Contre toi-même sans doute.
- Il me séquestre, il me bat, je le déteste, regarde, disais-tu.
Tu voulais me montrer sur ton dos des traces de griffures ou de lanières…
Nous avions partagé pour la nuit mon lit de garçon:
moi sur le sommier avec un oreiller et une couverture, toi sur le matelas par terre avec un autre oreiller et les draps. Mais nous n'avions pas beaucoup dormi, nous avions beaucoup parlé.
Le matin, tu étais retournée chez Jean-Pierre.
Arrivé en bas de l'escalier, j'entrepris de traverser dans le noir la grande pièce carrelée, en guidant mes pas sur le tapis.
Tu sonnais toujours à la grille du jardin.
Entre la cheminée et la table de travail, je butai contre la bergère que je ne me rappelais plus avoir déplacée.
Je renversai un objet ou un petit meuble que je n'identifiai pas.
- Merde! m'écriai-je,
et je revis soudain le globe céleste que tu m'avais offert, une autre année, pour mon anniversaire.
Tu t'intéressais alors passionnément à l'astrologie et pour étudier ma "carte du ciel", pour calculer mes ascendants et mes maisons planétaires, tu avais voulu savoir exactement mon heure de naissance: 4 heures et 10 minutes était-il inscrit sur un acte d'état civil que tu m'avais obligé à demander à la mairie de Strasbourg (Bas-Rhin) où je suis né.
À 4h 10 ce jour-là, cette nuit-là plutôt, tu avais sonné à la porte de l'appartement hideux que j'occupais alors, au quatrième étage d'un immeuble sans ascenseur, entre la Bastille et la République.
- Bon anniversaire! avais-tu crié d'entrée, en m'embrassant à l'heure pile.
Il y avait derrière toi toute une bande de copains que tu avais réussi à mettre dans le coup et qui apportaient du champagne, suffisamment glacé par cette nuit hivernale…
Toi, tu apportais cet énorme paquet-cadeau, que nous avions débarrassé aussitôt de ses papiers soyeux et de ses rubans: c'était une sphère céleste de toute beauté, où sur le fond bleu des hémisphères austral et boréal se détachaient, autour de la voie lactée, des constellations d'étoiles innombrables,de planètes et de galaxies. À chacun d'y retrouver son étoile de naissance.
Oui, c'est cette sonnerie-là que j'entendais précisément dans ma tête, cette nuit d'été où tu sonnais dans le jardin. J'étais arrivé tant bien que mal devant la porte d'entrée. J'allumai le lampadaire extérieur: il n'y avait personne dans le jardin. J'étais arrivé tant bien que mal devant la grille. Peut-être avais-tu sonné, sonné et peut-être, lassée d'attendre, étais-tu repartie? Ce n'était pas ton genre, et j'aurais entendu ta voiture. Je l'aurais reconnue entre mille, ta Mini essoufflée, si particulièrement hoqueteuse au démarrage, et que pourtant je m'efforçais encore de voir là, devant ma porte, à cheval sur la bordure pavée, où j'aurais tant voulu qu'elle soit et où elle n'était pas.
C'est alors seulement, après encore un long moment d'hébétement, que je repris mes esprits et que m'apparut ce que je savais depuis toujours:
qu'il n'y avait pas,
qu'il n'y avait jamais eu de sonnette
ni à la grille du jardin,
ni à l'entrée de cette maison.
Je remontai me coucher, tristement mais non sans m'arrêter un instant dans ma salle de bains. J'avalai dans un verre d'eau quatorze gouttes de cet étrange liquide que m'a ordonné mon médecin. Afin de ne plus penser, de me rendormir au plus vite, afin surtout de ne plus entendre sonner dans ma tête cette sonnerie qui n'existe pas.
Peut-être l'entendrai-je à nouveau pour mon prochain anniversaire?
Maurice Pons, La sonnette,
Le Dilettante, 2006