D'ailleurs, l'auteur, Jean-Philippe Jaworski, à la fois auteur de jeux de rôles et romancier, ne peut-il pas invoquer pour lui-même la tutelle du dieu aux deux visages?
Janua Vera est un recueil de nouvelles, qu’on peut lire indépendamment l’une de l’autre car elles n’ont à première vue de commun que leur cadre: un même univers de fantasy, le Vieux Royaume, à différents moments de sa longue histoire.
Individuellement, chaque nouvelle est une réussite, chacune dans un style et, à certains égards, dans un genre différent. Parmi les quelques compte-rendus de ce recueil que j’ai lus ici et là, quelques-uns objectaient à son hétérogénéité stylistique, et, en particulier, reprochaient à la première nouvelle un ton “pompeux”; il m’a semblé au contraire que cette variété procède d’une recherche du ton juste pour chaque histoire, qui est plutôt à porter au crédit de l’auteur.
Pour répondre à l’objection soulevée, dans le cas de cette première nouvelle, le style délibérément archaïsant, incantatoire à l’exemple de l’Aïnulindalë de Tolkien, ancre le texte à sa place dans le cycle: située chronologiquement longtemps avant les autres, elle se réfère à une conception anhistorique du monde - ce qui ne sera pas le cas des suivantes, qui dépeignent différents moments de l’évolution d’une société de plus en plus urbaine, aux hiérarchies de plus en plus complexes. Mais loin d’être déconnectée des autres, cette nouvelle (qui, d’une façon significative, donne son nom au recueil) propose au contraire une clé pour leur lecture: dans toutes ces fictions, la principale menace ne viendra pas de quelque déferlement de ténèbres extérieures - pas de hordes de gobelins, d’hommes-reptiles ni de mutants du chaos en vue - mais du plus intime des protagonistes, de leur inséparable part d’ombre.
Des nouvelles qui suivent, la plus longue (Mauvaise donne) constitue, il n’est pas sans intérêt de le savoir, une sorte de prologue à un roman à venir: de ce roman, Gagner la Guerre, il sera brièvement question plus loin. Entre en scène, donc, dans Mauvaise Donne, le personnage picaresque qui sera le héros et le narrateur de Gagner la Guerre; l’auteur a su trouver, pour faire parler ce personnage ambigu, une langue familière juste assez pour éviter à la fois de s’embourber dans des archaïsmes jargonnants et de déraper dans des anachronismes indésirables.
Le ton de ce récit à la première personne contraste d’ailleurs vivement avec celui, souvent élégiaque, de la plupart des autres. Chacun de ces courts textes a sa tonalité (pour ne pas dire sa musique) propre: le premier, on l’a vu, s’acquitte scrupuleusement de toutes les figures imposées de la High Fantasy (vocabulaire antiquisant et syntaxe biblique, énumérations de toponymes exotiques); le Service des Dames impose la précision factuelle du roman historique tel qu’on l’entend aujourd’hui à la thématique de la littérature courtoise (un peu comme si Cormac Mac Carthy ou Arturo Perez-Reverte revisitaient un lai de Marie de France), tandis que le Conte de Suzelle évoque irrésistiblement le Marcel Schwob du Livre de Monelle.
Quant à la dernière nouvelle, le Confident... je préfère vous la laisser découvrir.
Je n’ai pas encore lu, je dois l’avouer, Gagner la Guerre, premier (et gros!) roman de cet auteur. Il n’est pas rare qu’un auteur qui réussit dans la nouvelle ne connaisse pas le même succès sur une plus longue distance. C’est pourtant avec confiance que je parie sur la réussite de Jaworski dans ce passage (difficile) de la forme courte au roman-fleuve, si grande est la maîtrise dont témoigne la nouvelle qui permet de faire le lien entre Janua Vera et ce roman.
Coïncidence: ma sage et savante amie Algésiras, plus prompte que moi, vient de consacrer, dans son blog, une note enthousiaste* à Gagner la Guerre... Vous faites ce que vous voulez, mais moi, je sais ce qu’il me reste à faire.
Janua Vera, de Jean-Philippe Jaworski (première édition les Moutons Electriques, 2007; nouvelle édition Folio SF, 2009)