mercredi 5 décembre 2012

Rêve de la page blanche


Parfois il arrive que des rêves se sentent à l'étroit
dans le format du rêve, à peine commencés ils se désolent
que le destin ne leur ait pas permis de devenir des symphonies, des drames en cinq actes, des romans, des épopées, ils essaient malgré tout de rivaliser avec les formes narratives les plus amples, de montrer de quoi ils sont capables à leur public, modeste public composé d'un seul spectateur mais public choisi, trié sur le volet puisque quand même c'est du rêveur qu'il s'agit lui-même en personne, ils cherchent à le séduire, à l'épater
ce bourgeois dont les journées sont si banales,
en se parant d'oripeaux de tragédie,
de toges de cuirasses de capes;

les matériaux ordinaires des rêves:

ville déjà maintes fois traversée,
décor sans surprise;
activité de tous les jours,
gestes devenus routiniers;
visages connus,
silhouettes familières -
- ils les surchargent d'ornements, 

leur donnent un passé prestigieux, 
des remparts chargés d'Histoire, 
des bannières claquant dans le vent; 
ils les transforment en 
figures de danses, en 
acrobaties de l'opéra de Pékin, 
les scandent de tirades 
en alexandrins; 
ils leur distribuent libéralement 
les grands rôles du répertoire, 
le père noble, 
le héros sans peur, 
le traître sans scrupule, 
le magicien;  

ils se chargent eux-mêmes de tant de péripéties
de tant de détails pittoresques (pourquoi ce détail du crayon emprunté est-il si important, je n'en suis pas sûr mais c'est important,
alors, remettant à plus tard d'achever le travail que j'ai si bien commencé je range le crayon avec soin dans la drôle de petite trousse en forme de chapeau-claque, de chapeau de magicien)
de tant d'impératifs contradictoires (amour, 
devoir) de tant de secrets chuchotés,
d'indices révélateurs à découvrir,
de pièces à conviction dissimulées,
qu'il devient impossible, même dans le temps dilaté du rêve, 
même à la mémoire amplifiée du rêveur, de les retenir tous, 
le réveil est encore loin que le rêveur sans même réaliser qu'il rêve s'étonne déjà d'en avoir oublié, des détails, c'est un petit souci qui s'ajoute à la préoccupation de bien jouer son rôle
et fait parfois hésiter un instant au moment de donner une réplique
(bien sûr je serai là, exact au rendez-vous, quelle question, et je rendrai le crayon emprunté - à qui, déjà?)
les petits détails qui manquent ajoutent au sentiment d'urgence
(pourquoi dois-je insister pour partir immédiatement? 
pourquoi mon rôle prévoit-il que je dois, au lieu de répondre aux objections, éclater d'un rire de défi? je n'en suis pas sûr,
mais quelle importance, tout deviendra clair quand chaque élément aura trouvé sa place)

le rythme déjà enlevé s'accélère, 
le parcours, tout tracé, est simple, il 
faut aller de là à là, de cette ville à cette ville, 
cela apparaît clairement sur le plan, mais pourquoi parler de villes, 
d'après le plan on dirait plutôt les quartiers 
d'une même agglomération, et familière en plus,
 et pas si grande que ça, 
sa traversée ne devrait pas réserver de surprises ni dissimuler de dangers, là-dessus se greffe une explication alambiquée: autrefois se dressaient ici, trijumelles, trois villes rivales chacune capitale d'un royaume, les temps modernes les ont fondues en une seule métropole mais elles ont conservé leur individualité 
et leurs traditions devenues quasi clandestines, 
il faut se méfier des apparences, 
de vieilles rivalités ne sont 
pas encore éteintes; 

aller de là à là, donc, c'est le centre qu'il faut atteindre, 
l'antique colisée, le parcours tracé sur le plan est tout simple à partir du point de départ, ce bâtiment solennel et vieillot où se déroule le festival dont je suis un des invités, un lycée, bien sûr, un de ces endroits où il serait incongru de se rendre sans avoir au préalable rempli une de ces petites trousses aux formes amusantes de porte-plumes et de crayons, laissant le travail que j'ai commencé m'attendre dans la pièce du fond je prends congé rapidement des officiels du festival, ils ont l'air un peu contrariés - évidemment, ils attendaient la contribution inédite que je leur ai promise  mais il n'y a pas de raison qu'ils s'inquiètent, je connais bien mon rôle, enfin je le connaissais bien il y a quelques instants, suffisamment pour que 
les quelques détails qui m'échappent à présent n'entament pas mon assurance, je traverse la ville en fête à grands pas, 
une avenue, puis une autre, une troisième, 
la masse couleur de rouille du gigantesque cirque tout au fond, il ne m'a pas fallu plus de temps pour aller d'une ville à l'autre que pour traverser un appartement ordinaire,

comme si j'avais répété mon rôle en marchant
je sais parfaitement maintenant ce que j'ai à faire, ce qui m'attend se trouve dans la pièce du fond, je monte les marches usées de l'antique bâtiment où l'on s'apprête à remettre à mon père le trophée qui va couronner sa longue carrière de gladiateur, tous mes sens en éveil, je dois être vigilant, l'endroit où la volée de marches se rétrécit en passant sous l'arche d'accès dans la muraille extérieure est parfait pour un guet-apens, ces deux géants patibulaires qui se dissimulent dans l'ombre ne font-ils pas partie des vieux rivaux de mon père?  je les dépasse et à mon tour je m'efface dans un coin sombre, un peu plus haut, mon instinct ne m'a pas trompé, quand mon père arrive à leur hauteur ils se jettent sur lui, je jaillis de ma cachette et engage furieusement le combat, mon intervention fait échouer l'attaque bien coordonnée des deux hommes, chacun le sien! nous combattons côte à côte, le sourire approbateur de mon père m'encourage, je repousse mon adversaire à l'intérieur du bâtiment, je le poursuis, je le bouscule jusque dans la pièce du fond: c'est le foyer des gladiateurs (une salle au plafond bas qui ressemble à une classique salle d'auberge pour pirates ou mousquetaires),  dans la meilleure tradition de la cape et de l'épée nous nous battons en faisant un usage créatif des bancs, des escabelles et des torchères, si bien qu'en un rien de temps et toujours dans la grande tradition des flammes jaillissent de partout,  je repousse le colosse bardé de lanières de cuir jusque dans l'âtre où il s'effondre dans une gerbe d'étincelles,  en abandonnant la pièce à l'incendie qui la ravage je
perçois les acclamations qui saluent enfin mon père le gladiateur 
jamais vaincu quand il entre dans l'arène pour son triomphe,
mon rendez-vous, je ne l'ai pas oublié, je n'ai rien oublié ou
si peu que cela ne compte pas, revenir
à présent à la pièce du fond, là où tout a commencé,
je sais exactement à présent comment remplir cette page
blanche en fait je l'ai toujours su je l'avais seulement perdu
de vue un instant,

me voilà déjà de retour 
au milieu des festivaliers qui murmurent, 
le visage fermé, mais parmi eux l'invité d'honneur 
du festival, mon maître, mon modèle, le vieux magicien, 
Ray Bradbury, me sourit d'un air complice, 
tu n'oublieras pas de me rendre avant la fin 
le porte-plume que je t'ai prêté
me dit-il, 
non bien sûr,  je l'ai rangé avec le plus grand soin dans la petite trousse en forme de chapeau, il ne peut rien lui arriver, j'ai vérifié encore tout à l'heure, je sais exactement où je l'ai laissé, dans la dernière pièce au fond du dernier bâtiment au fond de la cour du fond de ce vieux lycée, tiens, je m'en aperçois seulement, le fin sourire indulgent de Ray Bradbury ressemble à celui de mon père, c'est amusant, ça me donne encore plus confiance,
je n'en ai que pour un instant,
 je vais chercher ce que j'ai laissé là-bas 
et tout pourra commencer,

une cour, une autre, une troisième,
le chapeau-claque au bout du bras, je sens les basques de mon habit de scène battre mes jambes, quel plaisir je prends à ces grandes enjambées que me permet de faire mon tout nouveau jeune corps bien entraîné de gladiateur, le soir tombe, alors, sans ralentir, j'effectue du bout des doigts des passes magiques et, merveille: le chemin s'illumine, le miracle que j'ai accompli au tout début du rêve et dont j'ai gardé si peu de souvenirs (mais quelle importance maintenant) n'a pas épuisé complètement mes ressources de magie,
ou bien elles se sont déjà reconstituées,
(les lois qui régissent le fonctionnement de la magie
sont encore mal connues)
il suffit que je claque des doigts et des lumières s'allument, en guirlandes, le long de la façade, des flammes jaillissent des torchères le long des longs couloirs, je touche presque au but, l'enfant né envers et contre tout grâce à mes pouvoirs magiques, à mes prières, à mon sacrifice, je ne sais plus, mon enfant, la seule chose qu'il importe vraiment de savoir, c'est qu'il n'y a plus pour me séparer de lui qu'une longue enfilade de pièces, dans chacune les flambeaux s'allument les uns après les autres sur mon passage, chacun plus éclatant que le précédent, de la pièce du fond me parviennent des cris, mon enfant pleure derrière la porte d'où des flammes jaillissent, pourquoi pleure-t-il, il croit peut-être que j'ai oublié, les enfants se sentent si vite perdus loin de leurs parents, ne pleure pas, je suis là, comme s'il m'avait entendu ses pleurs s'arrêtent net quand je franchis la porte, à travers les flammes et la fumée je distingue son berceau, au milieu des débris du plafond qui s'écroule, il est là au milieu des débris paisible les yeux fermés, mais il n'a rien, je m'en assure quand je le prends dans mes bras, pas une égratignure, il s'est seulement endormi profondément quand il a senti que j'étais de retour, les enfants sont si facilement rassurés quand leurs parents sont là, qu'avez-vous à me regarder en prenant ces poses cabotines de tragédiens de sous-préfecture, qu'avez-vous à murmurer, 
chaque chose est à sa place, 
je suis debout dans l'habit blanc à queue-de-pie 
au milieu du cercle de flammes, j'ai laissé tomber le chapeau-claque de satin blanc, de saltimbanque, devenu redondant, superflu, 
je serre dans mes bras mon enfant si beau, si blanc,
il est temps que je ferme les yeux comme lui,
il est temps de dormir.


Je suis éveillé à présent enfin je crois, sur un rythme rassurant et prévisible les éclairs alternent avec les tonnerres, le crépitement de la pluie se fait plus fort, vite, fermer la fenêtre restée ouverte dans la pièce du fond.



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