mercredi 28 janvier 2015

Tout essayer avec Jack vance


Je vois que vous êtes comme moi: ces derniers jours, après avoir lu les nouvelles, vous avez  ressenti le besoin d’avaler un bon remontant (ou trois)? Le problème: vous ne saviez pas que choisir? 
Heureusement, notre ami Jack Vance était là pour nous guider dans nos choix. L’avantage avec les amis qui ne sont plus là, c’est que justement, c'est comme s'ils étaient là tout le temps.


La scène est à Coro-Coro, sur la planète Flutter.

Un panneau accroché au mur derrière le bar affichait une liste de boissons spéciales, dans une écriture illisible. 
Le gentleman à la barbe brune les observa avec indulgence pendant un moment, puis il leur offrit un conseil: 
"Balrob, notre hôte, est un homme de bonne réputation, et je peux garantir la qualité de sa bière blonde."
Balrob s'inclina avec gratitude.
"Je vous remercie, Seigneur Agent! Venant de vous, c'est une recommandation de poids."
Le gentleman se redressa de toute sa taille.
"Permettez-moi de me présenter; je suis Efram Shant, Agent Territorial, à votre service."
Wingo et Schwatzendale lui indiquèrent leurs propres noms, et l'Agent Territorial poursuivit ses remarques.
"Si vous avez un faible pour les grogs, le Picoteville, l'Importunata et le Vieux Fidèle sont tous trois hautement appréciés! Toutefois, Balrob considère que sa plus grande spécialité est le Pooncho Punch, et j'ai tendance à être de son avis."
"Hmmm, fit Wingo pensivement. C'est une boisson qui ne m'est pas familière."
Schwatzendale secoua la tête d'un air dubitatif.
"J'ai goûté bien des formulations, mais jamais de Pooncho Punch."
"Je n'en suis pas étonné, dit Balrob. Le Pooncho Punch existe en quatre versions, qui sont toutes de conception locale, faites uniquement à partir d'ingrédients locaux également.
La recette, naturellement, est un secret de famille soigneusement gardé."
L'Agent Shant dit:
"Ma préférence personnelle va au Pooncho Punch Numéro Trois. 
Il est vivifiant et parfumé, mais il reste cependant léger sur la langue."
Wingo se tourna vers Schwatzendale.
"Et si nous essayions cette boisson renommée?"
"Une telle occasion ne saurait être gâchée!" déclara Schwatzendale sans hésiter.
"C'est tout à fait mon sentiment", dit Wingo. 
Il fit signe à Balrob.
"Deux verres de Pooncho Numéro Trois, je vous prie."
"Avec plaisir, monsieur."





"… Et bien? Quel est votre verdict?"

Wingo toussotta et se racla la gorge.
"C'est là une boisson aux dimensions multiples. 
Il convient de ne pas la juger à la hâte."
Schwatzendale dit:
"Je la trouve revigorante, et bien équilibrée. 
Elle possède un panache certain."
Wingo but une autre gorgée.
"Extrêmement rafraîchissante. 
Y aurait-il par hasard un Pooncho Numéro Quatre?"
L'Agent Shant se caressa pensivement la barbe.
"Je n'ai pas personnellement expérimenté cette boisson. 
Cependant, à ce que je comprends, on la nomme parfois 'le Réjuvénateur de Pingis', et il arrive qu'on l'administre aux morts ou aux personnes inconscientes."
"Vraiment! s'émerveilla Wingo. Et quel est le résultat?"
"Je n'ai pas moi-même été témoin du traitement. 
J'ai cependant une vaste expérience de la vie, et j'ai assisté à quelques événements surprenants, de sorte que je ne me risque plus à émettre d'opinions absolues."

Jack Vance, Lurulu, 2004, 
traduit par Patrick Dusoulier, 2006, 
Fleuve Noir


Illustration: Stirred Up Thoughts, 
collage de Martin Copertari

samedi 24 janvier 2015

Dans lequel, en cherchant Manuela Draeger, on rencontre quelqu'un d'autre (Manuela Draeger à l’École des Loisirs, 3)



Ce billet-ci est la suite de ce billet-là qui est la suite de cet autre billet.



Certains jours, en particulier ceux où il fait très sombre (ça arrive assez souvent sous les climats presque polaires), ou ceux où il souffle un vent salé (comme ça arrive dans les villes portuaires), quand on appelle à la cantonade "Manuela Draeger!" c'est quelqu'un d'autre qui répond. 
Ça m'est arrivé il n'y a pas très longtemps, dans une ville, justement, presque polaire, non, je veux dire portuaire, où se tenaient des Littorales

Ça commence souvent comme ça les affaires bizarres: ça commence avec des littorales, ça continue avec des goémones et ça finit avec des goélandes ou d'autres choses dont on n'est même pas sûr que ça existe, les affaires bizarres. 

Pour essayer de recueillir des indices (il faut toujours faire ça quand on enquête sur une affaire bizarre),  j'ai appelé, d'abord tout doucement puis un peu plus fort (parce qu'il soufflait, par sautes, un vent assez salé qui risquait d'emporter les mots), "Manuela Draeger! … Manuela Draeger?"

"C'est vous qui avez appelé Manuela Dragée?"

La personne que j'avais en face de moi ne ressemblait pas du tout à une dragée, plutôt à un très grand crabe, et je me suis mis à craindre un malentendu, d'autant plus que je n'étais plus très sûr d'avoir bien articulé le nom: peut-être après tout que j'avais appelé Manuela Dragée au lieu de Manuela Draeger. 
- Non, je cherche Manuela Draeger, ai-je répondu, en détachant tellement les syllabes 
(dra - et - gè - re) 
que du coup j'étais presque sûr que quelle que soit la façon dont ce nom doit se prononcer (Drégé? Dragueur? Drégeur? Draigaire?), je devais être à côté de la plaque. 
"Manuela Draeger, l'inventeuse du feu", 
ai-je précisé à tout hasard, sans être bien sûr, une fois encore, de ce que j'avançais (mais tant pis, c'était justement pour avoir des informations sur la biographie de Manuela Draeger que j'étais là, et je comptais bien tout vérifier, y compris les données les plus incertaines, bien qu'il fît assez sombre).  
"Manuela Draeger a brûlé", 
a répondu la personne qui était en face de moi, d'un ton parfaitement neutre; cette neutralité dans le ton est ce qui m'a le plus frappé, au point que je n'ai pas bien mémorisé la façon dont elle a prononcé le nom "Draeger", pour ça je n'étais pas plus avancé. 
C'était une réponse curieuse quand même, la syntaxe avait l'air de vouloir dire 
"Manuela Draeger a péri dans un incendie" 
tandis que la neutralité du ton suggérait presque que la phrase avait été interrompue avant de se terminer par exemple par 
"a brûlé un tas de vieilles pancartes, puis est allée acheter du lait", 
ou bien 
"a brûlé des papiers périmés dans un bidon percé de trous où se consumaient déjà des chiffons sales, là-bas, sur le quai, au pied du lampadaire éteint; puis elle est rentrée chez elle". 
Ou quelque chose comme ça. 
Je l'ai déjà dit, il soufflait, par sautes, un vent assez salé qui aurait bien été capable d'emporter des mots, allez savoir jusqu'où: on était au bord de la mer.


Une personne rencontrée aux Littorales 2014:
un certain Antoine Volodine.

"C'est que, j'aurais aimé lui parler", ai-je demandé à la personne, en face de moi, qui était de toute façon la seule personne à avoir réagi au nom de "Manuela Draeger", que j'avais pourtant crié assez fort, que je l'aie bien prononcé ou pas.

Quand j'ai dit que la personne que j'avais en face de moi me faisait plutôt penser à un très grand crabe, je ne voulais pas dire que c'était sa silhouette qui me faisait plutôt penser, je faisais allusion plutôt sa façon de parler, c'était sa voix, plutôt qu'autre chose, qui donnait l'impression de provenir de sous une carapace. Une très grande carapace: une carapace sous laquelle il y aurait eu de la place pour plusieurs personnes de taille plus ou moins humaine.
"Je ne sais pas si vous y arriverez", 
a répondu le très grand crabe.
C'est à ce moment que j'ai réalisé que le très grand crabe - dans le doute, appelons-le comme ça - était en train de parler à plusieurs personnes en même temps: c'est un exercice assez difficile et je me suis demandé si à sa place j'y serais arrivé aussi bien.
"Le plus sûr pour la rencontrer, a dit le grand crabe (il avait, donc, l'air de parler à la cantonade, aussi je n'étais pas tout à fait sûr que c'était à moi qu'il s'adressait; il faisait très sombre, je crois que je l'ai déjà dit) ce serait de faire comme si elle existait".





" - Vous savez, mes petits, parfois il faut 
reculer  un peu  ou faire du surplace 
en attendant que les ténèbres se dissipent. 
L'essentiel, c'est de ne pas perdre de vue 
qu'on avance, qu'on va coûte que coûte 
vers l'avant et qu'on ne renonce pas. 
Même si quelque chose nous aveugle, 
il ne faut pas perdre ça de vue. 
Il faut se rappeler à tout instant 
qu'on ne renoncera jamais."

Manuela Draeger, Onze rêves de suie, 
éditions de l'Olivier, 2010

Dessin: R. B.

mercredi 21 janvier 2015

Allons prendre l'air avec Georges



Tous les oiseaux étaient dehors
Et toutes les plantes aussi.
Le petit cheval n'est pas mort
Dans le mauvais temps, Dieu merci.
Le bon soleil criait si fort :
"Il fait beau", qu'on était ravis.
Moi, l'enterrement de Paul Fort
Fut le plus beau jour de ma vie.

On comptait bien quelques pécores,
Quelques dindes à Montlhéry,
Quelques méchants, que sais-je encore :
Des moches, des mauvais esprits,
Mais qu'importe ? Après tout ; les morts
Sont à tout le monde. Tant pis.
Moi, l'enterrement de Paul Fort
Fut le plus beau jour de ma vie. 

Le curé allait un peu fort
De Requiem à mon avis.
Longuement penché sur le corps,
Il tirait l'âme à son profit,
Comme s'il fallait un passeport
Aux poètes pour le paradis,
S'il fallait à Dieu du renfort
Pour reconnaître ses amis.

Tous derrière en gardes du corps
Et lui devant, on a suivi.
Le petit cheval n'est pas mort
Comme un chien, je le certifie.
Tous les oiseaux étaient dehors
Et toutes les plantes aussi.
Moi, l'enterrement de Paul Fort
Fut le plus beau jour de ma vie.

Georges Brassens  
L'enterrement de Paul Fort

dimanche 18 janvier 2015

Le jour des Seigneurs



Interrogé par des journalistes français, dans le vol le menant aux Philippines, sur la façon de concilier la liberté d’expression et la liberté religieuse, le pape François a expliqué les conditions d’exercice de ces deux droits fondamentaux et leurs limites.
L’intervention de Sa Sainteté peut se résumer ainsi: 
La liberté d'expression doit pouvoir s'exercer sans aucune restriction, dès lors qu'elle n'offense aucune croyance.

Il n'est peut-être pas hors de propos de noter qu'à plusieurs reprises au cours de cet entretien, si l'on se réfère à la transcription qu'en a donné La Vie Catholique illustrée, puis aux commentaires postés dans le débat qui a suivi sa mise en ligne, le Souverain Pontife a fait preuve d'un sens de l'humour qui semblerait bien avoir échappé à nombre des lecteurs du vénérable hebdomadaire.

Depuis, des responsables religieux de différentes confessions ont tenu à préciser leur position sur ce sujet.

Le Grand Sophi OEcuménique des Oblats du Désintégré et Réintégré a tweeté: 
La liberté de croyance doit pouvoir s'exercer sans aucune expression, dès lors qu'elle ne restreint aucune offense.

Lors d'un grand meeting, le Métropolite de l'Ain a rappelé le dogme de sa congrégation en ces termes: 
L'expression des croyances doit pouvoir s'exercer sans aucune liberté, dès lors qu'elle ne s'offense d'aucune restriction.

La Porte-Jarretière Supérieure de l'Assemblée Évangélique de la Licorne Rose a déclaré: 
Sans aucune croyance, il n'est dès lors pouvoir d'offenser aucune liberté.

L'Archichancelier de l'Ordre Lumineux du Chandelier du Temple a avancé: 
La croyance en la liberté restreinte n'offense aucun pouvoir, dès lors qu'elle n'est qu'un exercice d'expression.

Le Khan-Gourou d'Oulan-Bator et des provinces circonvoisines a martelé en chaire: 
Liberté! Expression! Pouvoir! Exercice! Restriction! Offense! Croyance! 

La Confrérie des Abstracteurs de la Quinte Essence, réunie en conclave, a adopté cette synthèse:
Aucune restriction des ex-libertés ne doit offenser les croyances, dès lors qu'aucun pouvoir n'exerce sur elles de pression.

La Diaconesse Plénipotentiaire des Missionnaires de la Très-certaine Évidence a ainsi résumé la doctrine de son chapitre: 
Sans aucune liberté, aucune restriction des croyances ne doit, en toute logique, pouvoir offenser aucune expression.

Le Computeur Général des Dénombreurs des Noms dédiés au Non-dédié a tenu à faire savoir que: 
La liberté de croire doit exprimer qu'elle s'exerce sans aucune restriction, dès lors qu'elle n'offense aucun pouvoir.

Le Vicaire de la Conférence Planétaire des Visiteurs de l'Au-Delà et d'Ici-Même a souligné: 
De la liberté d'expression, on doit croire qu'elle s'exerce sans aucune restriction, dès lors qu'elle n'a pouvoir d'offenser aucun.

Le vice-président adjoint du Consistoire des Non-Advenus du Quarantième Jour a insisté sur ce point: 
Aucune expression du pouvoir ne doit restreindre la liberté d'offenser, dès lors que ne s'exerce aucune croyance.

Le Suprême Lama Volant des Conducteurs du Grand Véhicule a rendu public le communiqué suivant:
La liberté est illusion. L'expression est illusion. Le pouvoir est illusion. L'exercice est illusion. La restriction est illusion. L'offense est illusion. La croyance est illusion. Dès lors, cette déclaration est illusion.

En dernière minute, nous apprenons que la Bienveillante Matriarche de l'Ordre Universel du Bene Gesserit™ aurait relancé le débat en posant - tout en brandissant son gom jabbar et en l'agitant furieusement - cette question restée pour l'instant sans réponse: 
Tu veux mon doigt, il est plus gros?




Toutes les positions doctrinales ainsi exposées 
ne sauraient engager que ceux qui les adopteraient comme articles de foi.

mardi 13 janvier 2015

Honorer



Devinez ce que je faisais le 7 janvier.
Le 7 janvier, j’étais en train de dessiner, ou plutôt de gribouiller, des projets de carte de vœux de nouvel an, je rejetais esquisse après esquisse, ça n’avançait guère, il a bien fallu que j’aille refaire du café: j’en ai profité pour allumer la radio, c’était bientôt l’heure du bulletin météo.
Quand j’ai éteint la radio, j’ai dû admettre que c’était râpé, ce n’était pas ce jour-là que l’inspiration me viendrait pour faire des dessins dans l’esprit de la saison.
Alors j’ai dessiné autre chose: ce que vous avez vu dans le dernier billet.
Dans les jours qui ont suivi, j’ai lu d’autres nouvelles, j’ai lu d’autres noms, de gens que je ne connaissais pas, comme Elsa Cayat, Mustapha Ourad, Frédéric Boisseau, Michel Renaud, Franck Brinsolano et Ahmed Merabet, de gens que je connaissais, comme Philippe Honoré.

Honoré


Encore plus tard, j’ai découvert qu’Honoré avait fait tout le travail à ma place: je n’avais plus besoin de me creuser la tête pour les vœux, il avait dessiné cette jolie carte, à laquelle il n'y a rien à ajouter.


Merci Honoré.


Dessins: Philippe Honoré, R.B.

mercredi 7 janvier 2015

Bilan de début d’année



 

C’était quelqu’un.


 

C’était quelqu’un.


C’était quelqu’un.




C’était quelqu’un.




C’était quelqu’un.




Ce n’est personne.




R. B.