mardi 27 mai 2014

Antonio Tabucchi et le rêve retrouvé


Pendant la nuit, il a fait un rêve. 
Un rêve qu'il ne faisait plus depuis des années, 
de trop nombreuses années. 


C'était un rêve d'enfant dans lequel 
il se sentait léger et innocent; en rêvant, 
il a curieusement eu conscience d'avoir retrouvé ce rêve, 
et ceci a augmenté encore son innocence, 
comme une libération.


(Il Filo dell'Orizonte, 1986), 
traduit par Christian Paoloni,
l'auteur et Bernard Comment 
Christian Bourgois 1989
traduction révisée Gallimard 2006

Illustration: quand j'ai trouvé ce gif par hasard sur un tumblr, 
il m'a rappelé vaguement quelque chose, mais quoi? 
Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus (et Google Image Search 
ne m'a pas fourni la solution: aucun de ceux qui 
l'avaient publié n'a jugé bon de le sourcer. Tsss).
Si vous reconnaissez l'œuvre dont il est extrait, n'hésitez pas à me l'écrire!

lundi 19 mai 2014

Grands Webcomics Du XXIe Siècle (2): SMMA


Aux heures ouvrables, Jillian Tamaki est une illustratrice prodige.
Hum, j’oubliais que pour les illustrateurs/trices, les heures ouvrables, c’est tout le temps.
Je vais donc formuler cette information autrement: Jillian Tamaki est une illustratrice prodige, point.

Prodige? Vous me demandez si je n’exagère pas? Comme si j’avais l’habitude d’exagérer. Bon, si vraiment vous avez besoin de vous en convaincre, allez donc voir son portfolio ou son blog. Ou allez voir la preview de la graphic novel qu’elle et sa cousine Mariko, scénariste, viennent de terminer (oui, Jillian a une cousine aussi douée pour écrire qu’elle-même pour dessiner. Une mutation a-t-elle altéré les gènes de la famille Tamaki? Les Tamaki sont-elles l'avenir de l’humanité? Peut-être… mais attendez donc, je reviendrai là-dessus, un peu de patience, ne me forcez pas à spoiler!)
Si vous la rencontriez dans son atelier, si vous aviez l’occasion de voir combien de projets elle vient de mener à bien et sur combien d’autres elle travaille, vous penseriez sans doute qu’elle l’est à temps plein, illustratrice. Elle trompe bien son monde, Jillian Tamaki.
Car, illustratrice prodige, ce n’est là que son identité publique: dès que l'ordre du monde est menacé, Jillian Tamaki revêt une combinaison moulante qui met sublimement en valeur son anatomie de supermutante  et, en cet appareil, elle rétablit l'équilibre cosmique!
Il lui suffit pour cela de publier un nouvel épisode de son webcomic:

Les couleurs de l'Académie.

Et, tout de suite, tout va mieux.
Attention, ce comic-ci n'a pas un rythme de parution aussi régulier que NIMONA; et c'est normal, l'équilibre cosmique ne vacille pas tous les jours, ni même toutes les semaines.

A la SuperMutant Magic Academy, il y a Wendy et Trevor, et Gemma et Josie, et Adam et Evan, et Marsha et Trixie. Des kids, quoi. Et comme tous les kids, avides de reconnaissance, incertains sur leur identité, et inquiets pour leur avenir, leur self-esteem connaît des hauts et des bas, bref, the kids of the SuperMutant Magic Academy want to be your friend. Dites, vous voulez bien être leur ami? Si vous disiez non, ils seraient dévastés, et qui sait si dans un paroxysme de teen angst, ils ne feraient pas disparaître l’univers. C’est qu’ils en seraient bien capables, les petits salopiaux!


Trixie a des gènes de dinosaure! Trevor a des yeux de lasers!
(hein? Non, Trevor, je n’ai pas dit "salopiaux",  j’ai dit "marsupiaux").
Gemma est très cérébrale (son cerveau représente 32,6% du poids total de son corps) ce qui ne l’empêche pas d’être très blonde, aussi.
Evan, c’est Everlasting Boy, qui existe, a existé et existera toujours et  partout!
Marsha est une théoricienne de l'art capable de critiques super-caustiques!
Elle a - en plus - un autre super-pouvoir très spécial, celui de faire fondre à distance, comme marshmallow sous le regard d’un œil-laser, le cœur des lectrices et lecteurs de SMMA.
Comment fait-elle ça? Non non non, je ne vous le dirai pas, faites-vous vous-même une idée en allant lire le webcomic.
… et Evan… je veux dire, Everlasting Boy… il est super cute! Trixie n'hésite pas à dire qu'il est "dreamy".
- Hum, on dirait que quelqu’un a un mild crush pour Everlasting Boy.
- Tais-toi, Marsha, tu ne peux pas comprendre toi, tu n’aimes personne. 
Allons bon, qu’est-ce que j’ai dit, voilà qu’elle fait la tête à présent.

Tu n’aurais peut-être pas dû dire ça, Wendy.

Et voilà!, Trixie, Marsha et Wendy viennent l’une  après l’autre de partir en claquant la porte. Everlasting Boy est là, comme toujours - il est toujours là, partout - … j’aurais bien aimé l’interviewer, mais comme il vient de s’abîmer dans la contemplation de la naissance d’une nébuleuse spirale, survenue il y a mille millions d’années, il ne nous sera pas d’un grand secours pour poursuivre cette présentation. Trevor? Ça fait un moment qu’il est parti, en claquant la porte lui aussi, d’ailleurs, depuis, ça sent un peu le brûlé, il faut que j’aille voir ce qui se passe dans le couloir.
...
Hum.
On ne peut vraiment rien dire ici.
Alors je ne vous dirai rien de plus, ça m’aura servi de leçon:
à la SuperMutant Magic Academy, on apprend la vie.

La vie.

La graphic novel de Jillian et Mariko Tamaki s’appelle This One Summer (ISBN: 978-1-59643-774-6), éditeurs: First Second Books (USA) et Groundwood Books (Canada); et, en français, aux éditions Rue de Sèvres, sous le titre Cet été-là.
Les deux cousines y ont travaillé pendant trois ans et ça y est! il vient de sortir!
Rose et Windy ne sont pas cousines, juste best friends, elles ont treize ans, elles passent leurs vacances au bord d’un lac, et… je ne sais pas ce qui va leur  arriver, mais mon instinct me dit que ce sera intéressant. Parce que le talent de conteuse lié à la mutation génétique des Tamaki parvient à rendre intéressants même les incidents les plus banals de la vie quotidienne dans une académie de magie pour super-mutants, alors…


Seth T. Hahne fait partie des privilégiés qui ont pu lire l’album en avant-première, alors vous pouvez lire ce qu’il en pense ici. Françoise Mouly en parle aussi dans le New Yorker, mais elle reste un peu vague pour mon goût, j'aurais aimé qu'elle se mouille davantage!... et bien sûr, il est légitime de penser que cet album, ce sont Jillian et Mariko qui en parlent le mieux.

Ça ne vous suffit pas? Vous voulez savoir s’il y aura aussi un album pour la SuperMutant Magic Academy? Hé bien oui, c’est prévu. Mais pour ça, encore un peu de patience.


All art Copyright © 2014 by Jillian Tamaki

dimanche 18 mai 2014

Le séminaire sur la mythopoièse est ajourné


Fearful symmetry.

A quelques jours d’intervalle, Hans-Rudolf Giger et Patrick Woodroffe sont partis explorer d’autres paysages.
Alors que leurs recueils d’illustrations voisinaient depuis des lustres sur les étagères des librairies,  les deux artistes s’étaient rencontrés pour la première fois en 2002.
Ce jour-là ils exposaient tous deux leurs œuvres dans la belle ville de Gruyères, Woodroffe arborant le grand sourire qui était sa signature, Giger moulé dans son emblématique cuir noir.
Je n'y étais pas, mais je n’ai pas de peine à imaginer Patrick Woodroffe, lors de cette rencontre historique, affirmant avec force «le vingt-et-unième siècle sera vert» et Giger ajoutant sotto voce «ou ne sera pas».

Patrick Woodroffe (pochette de Greenslade: Time and Tide
Zeitgeist.

Voisins d'étagères... pas seulement dans les librairies, d'ailleurs; allez voir: c’est probablement le cas sur vos étagères à vous aussi chers lecteurs, vous avez sans doute comme moi un exemplaire légèrement défraîchi de Mythopoeikon: là, regardez, juste à côté de ce Giger’s Alien, de ce Necronomicon aux pages cornées. Et si vous avez encore vos vieux vinyles…  combien de pochettes ont-ils pu en illustrer à eux deux? On va dire que pour les commandes de pochettes originales de LP, l’avantage est sans doute à Woodroffe, tandis que Giger devance Woodroffe pour le nombre de fois où il a été cité, plagié ou piraté.

H. R. Giger (Giger's Necronomicon)
Fearful symmetry.


Par la suite Giger dessina et sculpta la créature d’Alien, et y gagna une notoriété planétaire, le genre de notoriété que parfois les artistes sont tentés de maudire, dès lors que, ne concernant qu’une petite partie de leur œuvre, elle occulte tout le reste.
Woodroffe, au contraire, entra dans une relative obscurité, à mesure que pâlissait l’étoile des musiciens qui l’avaient pris pour mascotte, et que changeaient les modes qui gouvernent le choix des couvertures de livres de poche (il en a fait beaucoup aussi, en particulier pour les éditions britanniques d'écrivains comme Michael Moorcock, Abraham Merritt, P. J. Farmer...).

Patrick Woodroffe (Sept Pas vers Satan, 2° version)
Zeitgeist.

Il semble cependant qu’il se soit satisfait de l’opportunité qu’il a vue dans ce changement d’atmosphère pour poursuivre ses propres recherches, sans plus avoir à tenir compte de l’insistance des directeurs artistiques pour qu’il exécute (l'esprit du temps, lui disait-on, le voulait) des images toujours plus sombres, toujours plus sanglantes, toujours plus dystopiques… alors que ce qu'il avait envie de peindre, c'était un futur où s'étendraient à perte de vue de verts pâturages.

Une des œuvres récentes de Patrick Wodroffe
(tomogtaphie, 2011)
Fearful symmetry.

La semaine dernière Giger aurait dû assister au vernissage de son exposition à Leipzig, qui durera jusqu’au 13 juin: ZEITGEIST; en même temps paraissait la monographie de Stanislav Grof, également intitulée Zeitgeist.

H. R. Giger (affiche, exposition 2014)



Zeitgeist.
Fearful symmetry.
Ce pourrait être les tags à attacher à ce billet.
   Et on pourrait ajouter aussi "Hallelujah, anyway".


Images © H. R. Giger et P. Woodroffe.

mardi 13 mai 2014

Grands Webcomics Du XXIe Siècle (1): Nimona


On a annoncé partout que c'est le mois du roman, ou quelque chose comme ça. Il me semble donc que c'est le bon moment pour se pencher sur le phénomène littéraire le plus florissant (pour l’instant) de ce siècle: les webcomics.
- Mais il y en a des brouettes! Par lequel commencer?
La réponse est évidente: par NIMONA.
J'ai entendu quelqu'un demander:
- NIMO quoi?
NIMONA.
- Comment?


NI-MO-NA.


Ça s’écrit comme ça se prononce, 
et ça se prononce comme ça s’écrit.


NIMONA est écrit et dessiné par Noëlle Stevenson, dont vous connaissez sûrement le blog, Gingerhaze.
Nimona, l’héroïne, a une relation compliquée, un peu conflictuelle, on va dire, avec le super-villain dont elle est la sidekick: mais il faut bien qu’elle s’en accommode, ça n’a pas été simple pour elle de décrocher, à l’agence pour l’emploi, ce stage de sidekick chez un super-villain.
En fait non. Ce n’est pas ça qui s’est passé.
Ce qui s’est passé est bien plus compliqué que ça.
Comme si ce n’était pas assez que la vraie vie des vraies gens soit compliquée, il faut que celle des super-villains et de leurs sidekicks le soit aussi. Alors que des fois, au lieu d’ourdir des schèmes funestes pour la domination du monde, ce dont vous avez vraiment envie c’est de vous promener dans une fête foraine avec quelqu’un qui pourrait être votre papa, et de mordre à belles dents dans le churro* tout chaud qu’il vous a payé.
Il y a bien d’autres choses dans ce  comic, de l’action, de la romance, des capes qui flottent élégamment même en l’absence de vent, des canons à plasma qui font FWOOM, des lasers qui font CHOOOOM, et des épées qui font SHLINK, et des accès inattendus de mélancolie.


Les choix graphiques de Noëlle Stevenson pour NIMONA privilégient la lisibilité, la cursivité auxquelles invite le format webcomic, les passages les plus intenses, émotion, action, sont servis par un minimalisme assumé dont la dessinatrice s'affranchit, à l'occasion, pour suggérer qu'il peut y avoir, dans son petit théâtre de marionnettes, plus que ne rencontre le regard.



Et pourquoi en parler maintenant? Parce que le prochain chapitre, qui commence cette semaine, de Nimona est annoncé comme le dernier, et que vous pourrez donc, pour quelques semaines encore, connaître les angoisses délicieuses de l’attente entre deux épisodes: la plus grande jouissance qu’offrent les webcomics. Mais le temps presse! Il n’y en a plus pour longtemps, précipitez-vous dessus!
Mais surtout, commencez par le commencement et lisez tous les épisodes dans l’ordre.


Il le faut absolument, sinon vous ne comprendrez jamais pourquoi tout le monde à la récré ne parle que de «Fwoom cannon» et de «shark boobs».

Un message à caractère informatif de Noëlle Stevenson (l’auteur de Nimona, donc):

Noëlle: It has recently occurred to me that some of you, particularly those who don't follow me on Tumblr, might not know about the future of NIMONA the webcomic. Here are the details: NIMONA is a self-contained single-arc story. Meaning that it is entering its final act now and will be coming to an end soon.

Noëlle: Il a récemment été porté à ma connaissance que certains d’entre vous, en particuliers celles et ceux qui ne me suivent pas sur Tumblr, pourraient se poser des questions à propos du futur de Nimona the webcomic. Voilà l’affaire: NIMONA est une self-contained single-arc story. Ce qui veut dire qu’elle entre dans sa phase finale et que la conclusion est pour bientôt.

Q: How soon?
A: Well, not like SUPER soon. Probably about 5-6 months.

Question: Quand bientôt?
Noëlle: Pas super-bientôt, mais bientôt.

Q: Will I be able to buy NIMONA in physical form in the future?
A: Yes! Upon completion, NIMONA will be published by HarperCollins as a YA graphic novel. The graphic novel is due out in early 2015. 

Question: On pourra un jour acheter «  NIMONA, le livre »? au format papier, ou e-book, ou whatever?
Noëlle: Oui! Une fois terminé, NIMONA sera publié par Harper Collins sous le label « Young Adult graphic novel ». La version papier sortira début 2015. 

Q: Is the webcomic ending because of the book deal? 
A: No, the ending has been planned from the very beginning! It was never meant to continue indefinitely - it's ending because it was always supposed to end.

Question: C’est à cause du contrat d’édition que tu mets fin au webcomic?
Noëlle: Non, la conclusion était prévue dès que j’ai commencé à écrire l’histoire, il était prévu dès le départ que ça s’arrêterait un jour, c’est ça que ça veut dire « self-contained single-arc », suivez un peu.

Q: What's next after NIMONA wraps up?
A: It will be followed by another comic! It will feature a new story, a new setting, and new characters.The details on that are still sketchy, except that it will also be published by HarperCollins.

Question: Tu feras quoi quant tu auras bouclé NIMONA?
Noëlle: Je ferai  une autre comic! Avec une nouvelle histoire, un nouveau contexte, de nouveaux personnages. Je ne vous en dis pas plus, sinon que ce sera aussi publié par Harper Collins.

Q: Is there a sequel planned for NIMONA?
A: Not at the moment. We'll see what happens.

Question: Y’ aura une suite à NIMONA? Dis oui, dis oui!
Noëlle: C’est pas prévu pour l’instant. Il arrivera ce qui arrivera.

Pendant que je rédigeais ce billet, dans un de ces brefs épisodes de narcolepsie, hantés de fugitives images oniriques, dont je vous ai déjà parlé, j’ai vu Noëlle Stevenson surgir soudain de la nuit, se pencher vers moi et me déposer un petit bisou sur le bout du nez. 
La vie est belle.

* chichifregi, en anglais des Amériques.

Life advice from Nimona: when you get tired, just be a cat.

jeudi 8 mai 2014

Nouvelle visite aux fantômes (Emily Dickinson, Antonio Tabucchi)


La voix de la poésie a le pouvoir d'établir un dialogue avec les fantômes, et, une fois le fantôme évoqué et convoqué par son médium, les deux interlocuteurs peuvent parfaitement faire abstraction de tous les éléments sensoriels qui ont rendu possibles cette rencontre: la voix, le toucher, la vue, l'odorat et le goût. Ce qui compte, une fois que la convocation a eu lieu,  c'est la pure présence du fantôme. Celle-ci peut advenir dans le plus parfait silence, et dans l'immanence fantômatique qui se suffit à elle-même.
Sur la pure présence du fantôme convoqué, une grande poétesse a écrit un texte inégalable:

Conscious am I in my Chamber,
Of a shapeless friend -
He doth not attest by Posture -
Nor Confirm - by Word -

Neither Place - need I present Him -
Fitter Courtesy
Hospitable Intuition
Of His Company -

Presence - is His furthest license -
Neither He to Me
Nor Myself to Him - by Accent -
Forfeit Probity -

Weariness of Him, were quainter
Than Monotony
Knew a Particle - of Space's
Vast Society -

Neither if He visit Other -
Do He dwell - or Nay - know I -
But Instinct esteem Him
Immortality -  *


Antonio TabucchiSur Requiem, Paris février 1998 
(texte rédigé en partie directement en français par l'auteur, avec la complicité de Bernard Comment); 
repris dans Autobiographies d'autrui: poétiques a posteriori, Éditions du Seuil 2003

Dans le livre de Tabucchi, la traduction proposée 
pour le poème d'Emily Dickinson est la suivante:

*Je sens dans ma Chambre 
Un ami sans forme 
Il ne s'annonce par le Geste- 
Ne se Confirme - par la Parole -

Place - n'ai besoin de Lui faire - 
Meilleure Courtoisie 
L'hospitalière intuition 
De Sa Compagnie - 

La Présence - est Sa seule licence - 
Lui envers Moi 
Ni Moi envers Lui - par le Verbe - 
Ne manquons à l'Honneur - 

Être lasse de Lui serait plus étrange 
Que si la Monotonie 
Connaissait une Parcelle - de la vaste 
Société de l'Espace - 

Et s'Il rend à d'Autres visite - 
Demeure-t-Il - ou Non - je ne sais - 
Mais l'Instinct L'appelle 
Immortalité -


Emily Dickinson, Vivre avant l'éveil, 
traduit de l'anglais par 
William English et Gérard Pfister, 
Paris, Arfuyen, 1989


Rien n'échappe à l'œil des chats:  sur leur blog, ils ont signalé, à plusieurs reprises, la présence, en des recoins du Web où l'on ne se serait pas forcément attendu à les croiser, de quelques-uns de ces fantômes dont l'invisibilité n'était pas un déguisement suffisant pour qu'ils trompent la vigilance d'Emily Dickinson, par exemple ici, ici, ou ; et je vous recommande tout particulièrement  ce billet, qui vous ouvrira une porte sur l'univers nocturne, fréquenté par de bien étranges visiteurs, de Warren Criswell.


Les manuscrits d'Emily Dickinson, vous vous en souvenez, vous pouvez les consulter ici.

mercredi 7 mai 2014

Je ne l'ai pas connu, personnellement



Tous les somnambules, tous les mages m’ont
Dit sans malice
Qu’en ses bras en croix je subirai mon
Dernier supplice.
Georges Brassens


Si vous avez suivi mon conseil et lu L'évadé du Temps, et surtout si vous avez poursuivi avec d’autres romans de Henri-Frédéric Blanc, vous en avez sans doute déjà fait la remarque: Henri-Frédéric Blanc ne peut s'empêcher de s'écouter écrire, un peu beaucoup, même. C'est ce qui rend ses livres reconnaissables comme des livres d'Henri-Frédéric Blanc: impossible de la confondre avec l'écriture blanche, l'écriture Blanc.

Il écrit des livres qui commencent par des assertions comme ça, pas compliquées - évidentes, même:
"La vérité ressemble à la lettre volée du conte d'Edgar Poe, introuvable parce que trop visible. La vérité n'est jamais compliquée, elle est trop évidente."

… et puis qui continuent comme ça: "Évidente à faire peur. Évidente à mort. Se creuser la cervelle n'est souvent qu'un faux-fuyant: ce n'est pas l'intelligence qui conduit à la vérité, c'est le courage. Notez que seule la foi procure ce courage (je ne sais si je crois en Dieu, mais je crois en la foi. Du moins, je crois que j'y crois).  L'homme de calcul a toujours peur de perdre quelque chose, le matérialisme rend lâche: nos aïeux craignaient Dieu mais osaient tout, les carriéristes d'aujourd'hui sont prêts à tous mais n'osent rien. Depuis qu'on ne craint plus l'invisible on a peur de tout."
C'est un des personnages secondaires du roman qui parle (un nommé Eustache Delpont, au cas où vous vous le demanderiez): et convenez qu'au bout de quelques phrases ça devient moins évident, au point de commencer à ressembler, précisément, à du Henri-Frédéric Blanc.

Les écrivains qui aiment bien écrire,  c'est une petite idiosyncrasie  facile à repérer dans leurs livres et qui les rend identifiables même quand on ne voit pas la signature; tenez, Jack Vance par exemple: les personnages qu'on rencontre dans ses livres, même si ce sont de ces rencontres de hasard auxquelles dans la vie de tous les jours on ne prête pas attention: ogres à deux têtes, aubergistes sans clientèle ou voyageurs de commerce galactiques (quand vous en croisez un IRL, à peine ont-ils parlé que vous ne vous souvenez plus que vaguement de ce qu'ils ont dit, n'est-ce pas?), hé bien dans les livres de Jack Vance, au contraire, ils ont tendance à parler comme dans un livre de Jack Vance et ça les rend mémorables.
Pourquoi je vous parle de Jack Vance, déjà?
Ah oui, parce que le sujet d'aujourd'hui c'est  Henri-Frédéric Blanc.

Au narrateur de Démonomanie ( un livre d'Henri-Frédéric Blanc, donc) il n'arrive que des choses a priori banales: il tombe amoureux, il étudie à la fac,  il s'acquitte tant bien que mal des tâches diverses qui vous incombent quand vous habitez seul dans une chambre de bonne,  il est malheureux en amour, il assiste à une messe noire, il observe des chats par sa fenêtre, il passe plus de temps qu'il ne devrait à écouter de beaux parleurs, ai-je mentionné qu'il est amoureux?
Beau parleur, l'Eustache Delpont dont il est question plus haut l'est assurément, surtout pour un personnage secondaire: à certains moments on se demande s'il ne va pas prendre le roman à l'abordage (comme les employés de la Crimson Insurance Company montaient à l'assaut du film des Monty Python, The Meaning of Life) et en évincer le protagoniste; tant il affiche d'assurance, ce Delpont, quand il expose de mirobolantes théories qui, chacune, pourraient faire figure de pitch pour autant de romans différents (mais qui, chacun, auraient en commun avec celui-ci le titre Démonomanie).

Le narrateur de Démonomanie, le timide étudiant, est moins sûr de lui (il ne fait pas beaucoup  d'efforts pour se mettre en avant, à la différence des deux grandes gueules du roman, la troublante Louna  et le trublion Delpont), mais c'est un garçon digne de foi.
Un exemple de sa franchise naïve: "Non, je n'ai pas connu le diable personnellement mais j'ai visité l'enfer. J'étais étudiant en philosophie à la faculté de lettres d'Aix-en-Provence."
Vous voyez, c'est le genre de garçon à qui une fille finit toujours par dire quelque chose comme "Tu es trop curé monté, on dirait toujours que tu viens de déterrer ta grand-mère" (enfin, c'est du moins comme ça qu'elles le disent dans les romans d'Henri-Frédéric Blanc; dans la vie de tous les jours elles formulent, le plus souvent, leurs fins de non-recevoir de façon moins pittoresque, mais on reconnaît toujours l'idée générale).

Une des raisons pour lesquelles on peut prendre plaisir à ce livre est la justesse avec laquelle il évoque une Aix-en Provence aux couleurs passées ("j'habitais rue de l'Aumône-Vieille, au-dessus d'une épicerie et face à une bouquinerie, La Rose et le Lotus, spécialisée dans l'ésotérisme et la littérature fantastique") que reconnaîtront tous ceux qui y ont laissé leur ombre sur un mur, à l'époque où les mansardes rue de l'Aumône-Vieille étaient encore à la portés de la bourse des étudiants. Ce n'est peut-être pas la meilleure raison, en tous cas sûrement pas la seule.

Il s'ingéniait avec minutie à se rendre fou. 
Henri-Frédéric Blanc, Démonomanie

Tandis que le narrateur  se demande si sa relation amoureuse a un avenir, Eustache Delpont évoque le passé; et c'est à présent de Nostradamus qu'on se demande si ce sera lui qui, avec la complicité de Delpont, va à son tour tenter de prendre les commandes du livre et le transformer en grimoire; car soudain, c’est Nostradamus qui occupe le devant de la scène:

 "Nous sommes en janvier 1546. La peste ravage la Provence. Aix est atteinte par le fléau. […]
… le Grand Conseil d'Aix, du moins ce qu'il en restait, se réunit. On décida de faire appel à Dieu avec plus de prières et aux sciences magiques avec davantage d'or. Les colporteurs prétendaient qu'auprès des murs de Marseille vivait un mage ayant le pouvoir de vaincre le fléau. Une délégation du Grand Conseil d'Aix - bourgeois fraîchement anoblis et gentilshommes embourgeoisés - vint le visiter dans sa tour qui se dressait au bout d'un jardin ensauvagé où bruissait une source. L'escalier sentait l'encens et l'urine de chat. Peut-être Nostradamus était-il en train de calculer le poids de la Lune, ou la distance entre Dieu et le Soleil,  peut-être s'interrogeait-il sur la couleur de l'Univers, la date de l'Apocalypse ou la longueur de la queue du diable, en tous cas il accueillit ses visiteurs avec l'amabilité d'un ours enrhumé. Ces hommes au pourpoint noir brodé d'or, au visage bouffi encadré de dentelles et surmonté d'un couvre-chef emplumé ne lui plaisaient guère, on aurait dit des coqs en deuil. Au surplus, la chatte courut se cacher derrière une pile de livres, et les chats ne font rien sans raison."

Henri-Frédéric Blanc ne fait rien sans raison non plus, et si son timide narrateur laisse si facilement son voisin nostradamusomane lui ravir la parole, c'est que chaque nouveau chapitre lui confirme qu'il a perdu le contrôle (qu'en fait, il ne l'a jamais eu) sur l'histoire chaotique qu'il vit avec Louna.
Le présent déçoit toujours les amoureux transis: soit, paresseux, il se contente de répéter  le passé, soit, conformiste, il semble vouloir singer les prédictions des somnambules et des mages: pourquoi les histoires d'amour se transforment-elles si souvent en apocalypses? C'est bien la peine dans ces conditions d'être le personnage qui dit "je" dans un roman, surtout quand on n'aime pas ce qu'on a à y dire (vous vous demandez comment finit l’histoire d’amour avec Louna? Hé bien…  le mot apocalypse employé plus haut vous donne un indice); alors autant laisser parler ceux qui aiment ça.

 "Nostradamus vieillit dans l'or et l'épouvante. L'angoisse accompagnait sa gloire. Il n'aimait plus que ce qui le confortait dans son dégoût de tout. Il notait avec gravité les propos des déments et pleurait de rire en lisant les œuvres des philosophes ou des historiens  Il se masturbait sur son balcon, mettait des colliers de perles à ses chats, composait des chants obscènes à la gloire de la lune. Il s'ingéniait avec minutie à se rendre fou. Certains ont affirmé qu'il se fit enterrer vivant avec du papier, une plume, de l'encre et une énorme provision de chandelles.Il voulut écrire, inlassablement écrire, comme pour se venger de la mort, comme si chaque page était un barrage contre le cours du temps, comme si chaque ligne pouvait ralentir la tombée de la nuit, comme si chaque mot retardait le néant. 


L'apocalypse c'est l'Histoire. Bonne soirée. 
Henri-Frédéric Blanc, Démonomanie

Durant sa furieuse agonie, il jura qu'au crépuscule des temps il se réincarnerait dans le corps d'un autre homme, et qu'aux foules asservies par le serpent il présenterait l'or de ses os, le Livre à venir, le Père des livres, qui dicterait l'ordre des millénaires futurs, et ramènerait l'homme à son état de pureté originelle."

Je ne saurais dire si Henri-Frédéric Blanc a pour ambition d'écrire un jour  le Père des livres; j'ai en revanche le sentiment qu'avec chacun de ses ouvrages, il ajoute à l'arbre généalogique des livres un nouvel oncle excentrique*.


*vous savez, un de ces oncles qui habitent des mansardes pleines de bric-à brac, ou tiennent des boutiques bizarres. Le reste de la famille les accueille à Noël d'une exclamation qui rend un son différent, selon qu’elle est prononcée par les enfants ou par la vieille tante collet-monté: "Oooooh, parrain Drosselmeyer!". 
Certains cousins et beaux-frères sont allergiques à ces oncles-là. Vous l'avez compris, pour ma part je me range nettement dans la catégorie des filleuls insatiables qui s'émerveillent à chaque fois des jouets cliquetants et clinquants que ces oncles prodigues sortent de leurs poches.



Henri-Frédéric Blanc, Démonomanie, Actes Sud, 1993
ISBN 978-2-7427-0035-6


Illustrations: - enluminure par le Maître François (vers 1475-1480) 
pour La Cité de Dieu de Saint Augustin, Musée de La Hague;
- enluminure par le Maitre de la chronique scandaleuse 
(et maître anonyme tourangeau?), (vers 1490-1495)
 pour un Livre d'heures à l'usage de Paris
Lille, Palais des beaux-arts. 
Le tout ramassé sur Démonagerie.


Notule lexicographique: Coo, mon pétulant correcteur orthographique, me réservait une surprise: alors que, pendant que je rédigeais ce billet, il a consciencieusement souligné de rouge les mots démonomanie et ensauvagé  pour me signifier qu'il les soupçonnait d'inexistence, il a accepté sans rougir l'adjectif nostradamusomane, dont je craignais pourtant qu'il ne prît Coo à rebrousse-poil (ce n'est pas dans le petit Robert, j'ai vérifié)… apparemment, cette brave petite boule de scripts s'habitue à mes manies comme je m'habitue aux siennes; peut-être déteignons-nous l'un sur l'autre?

vendredi 2 mai 2014

Le curieux incident du statisticien dans la chaude obscurité de la ruche


« Mais, Holmes, le chien n’a pas aboyé », dirait Watson.
« C’est précisément ce qui est intéressant, répondrait Holmes; pourquoi le chien n’a-t-il pas aboyé, Watson?»

Ma foi, cette abeille verte à pois roses
me paraît en pleine forme.

Il ne fait pas de doute que le plus célèbre - et cependant le plus discret - des apiculteurs des Downs du Sussex, où qu’il se trouve en ce moment, a dû prendre connaissance avec intérêt de cet article du Monde, évoquant un rapport sur les abeilles dont les commanditaires ont fait un usage astucieux de chiens spécialement dressés à ne pas aboyer.


illustration: S. H. by R.B.