vendredi 29 novembre 2013

Rencontres manquées avec des princes


Les livres canoniques des chinois nous déçoivent souvent, car ils manquent du pathétique auquel la Bible nous a habitués. Tout à coup, dans leur cours raisonnable, une touche personnelle nous émeut. Celle-ci, par exemple, qu’enregistre le septième livre des Analectes de Confucius:
  Le Maître dit à ses élèves:
- Que je suis tombé bas! Il y a déjà longtemps que je ne vois plus dans mes rêves le prince de Tchou.

Ou celle-ci, du neuvième:
- Le phénix ne vient pas, aucun signe ne sort du fleuve. Je suis fini.
Le phénix chinois, dans 
Manuel de Zoologie fantastique



98 - Je n’ai pas rencontré l’Empereur Jaune, ni le fils aîné du prince de Golconde, mais un tout petit homme des forêts perdues dans le dernier continent sauvage de l’Ouest. Il vivait dans une cabane de branchages et élevait des coccinelles. Après la rivière qui bordait son terrain, il n’y avait plus que le vent.  Le vent et toujours le vent qu’il imitait en soufflant dans ses poings.


Frédérick Tristan: Brèves de rêves




Jorge-Luis Borges (avec Margarita Guerrero), 
Le phénix chinois, dans Manuel de Zoologie fantastique;
traduction de Gonzalo Estrada et Yves Péneau, Julliard, 1970

Frédérick Tristan: Brèves de rêves, Pierre Guillaume de Roux éditeur, 2012

dimanche 24 novembre 2013

Des racines et des ombres


C’est l’hiver et, comme il fallait 
s’y attendre, je suis seul.
Alberto Cedron
lettre à Julio Cortazar, 
janvier 2004


Le billet du 11 septembre dernier vous a intrigués (enfin, je suppose), et vous vous demandez où en est le projet de traduction française de La raiz del ombù, l’album de BD dont la couverture allait porter les signatures inattendues d’Alberto Cedron et Julio Cortazar, n’est-ce pas?
Hé bien ça y est, vous pouvez vous la procurer: au jour dit, l’album est sorti des presses, et on le trouve maintenant dans toutes les bonnes librairies.

Voilà à quoi il ressemble:

La racine de l'ombù, 2013, CMDE

Je ne vais pas vous raconter que c’est une révélation comparable à celles de Maus*, de Palestine** ou de Persépolis***: non, c’est un album malade, un convalescent couturé de cicatrices - les marques que lui a laissées son histoire mouvementée.
Son caractère composite saute aux yeux: Cedron a d’abord réalisé, dans l’isolement de son exil, des dessins eux aussi isolés, avant de demander à Cortazar de les « faire parler »: significativement, les dessins les plus forts ne sont pas ceux qui s’intègrent le mieux au projet narratif, et ce n’est pas dans les planches les plus efficaces (si l'on se place d’un "point de vue BD"), qu’on les trouve. Dans ces planches fidèles aux codes de la bande dessinée, qui correspondent à une parenthèse intimiste entre un prologue et un épilogue expressionnistes, des collages, intégrant (sur une suggestion de Cortazar? les différents textes donnés en annexe dans l’album ne nous en disent rien, c’est dommage) des photos de famille, voisinent avec des cases nostalgiques dont la technique évoque, de façon presque mimétique, le style des historietas de la fameuse revue Billiken**** qui occupait une place de choix dans les souvenirs d’enfance des deux co-auteurs.
Malgré tout quelque chose s’est perdu… pas dans la traduction de l’espagnol en français, de très bonne tenue, mais dans la transmission d’un exilé à l’autre, de l’aveu même de Cortazar:  « Face au chaos apparent, j’ai commencé à établir différentes combinaisons; soudain, je me suis vu comme expulsé des images, comme un intrus sur un territoire qui, quelques heures auparavant, m’avait accueilli simplement » raconte-t-il en avant-propos; plus loin il précise: «J’ai senti que je prenais un mauvais chemin si j’effectuais ce qu’Alberto m’avait demandé dans son propre égarement: un simple montage, une mise en ordre de toutes ces choses flanquées dans les dessins. Je l’ai appelé à Rome, je lui ai demandé de revenir et que cette fois, il me raconte, face à chaque planche, ce qui les avait fait naître. En l’espace d’une longue matinée et de quelques verres, on a enregistré ce qui était désormais le chemin à suivre, et j’ai su enfin que ma tâche ne consisterait qu’à matérialiser topographiquement ces allées et venues des souvenirs ».
Expulsé comme un intrus. C’est justement, dans l’album, le fil narratif ténu qui relie les images: l’histoire de l’expulsion d’un hôte indélicat, qui a voulu s’emparer de l’histoire d’un autre pour s’en servir à ses propres fins. Pour que tout le monde s’amuse, il faut bien en passer par la répartition des rôles, tout le monde ne peut pas faire Robin des bois, dans le jeu il faut aussi un shérif de Nottingham. Brave Julio, qui pour faire plaisir à Alberto a accepté de jouer le shérif, et de s’effacer derrière l’histoire de son ami, à la fin.

*Maus, de Art Spiegelman
**Palestine, de Joe Sacco
***Persépolis, de Marjane Satrapi
****Fondé dans les années 30 et paraissant sans interruption depuis (c’est un peu l’équivalent sud-américain de notre bon vieux Spirou), l’hebdomadaire pour enfants Billiken occupe une place toute particulière dans la mémoire des Argentins de la génération de Cedron et de Cortazar, qui y découvrirent des adaptations de romans d’Emilio Salgari, d’Alfred Assolant… et d'aventures de Superman; plus tard, dans les années 60-70, d’autres de leurs contemporains, eux aussi anciens lecteurs, Pratt, Zoppi, Breccia et Oesterheld y furent publiés.

(La raíz del ombú, 1977 - 1980) 
traduit par Mathias de Breyne,
CMDE, collection  La racine du maguey.


Illustration © Collectif des Métiers de l’Édition.

jeudi 7 novembre 2013

Choses pas vues, 5


Sur une grande route,
il n’est pas rare de voir une vague,
une vague toute seule,
une vague à part de l’océan.
Elle n’a aucune utilité, ne constitue pas un jeu.



C’est un cas de spontanéité magique.


Henri Michaux
Au pays de la magie 
dans Ailleurs (1948)

Photo: !!!!!


samedi 2 novembre 2013

Madame, rêve.



C’est le milieu de l’après-midi, je fais  du rangement dans mon disque dur, je crée un dossier, j’y range des textes disparates vaguement reliés par un vague projet, à présent trouver un nom pour le dossier:
documents divers?
Doc. div.?
Div. oct. 2013?
Roussel, Eiffel, etc.?
Alors que mes doigts sont suspendus au-dessus du clavier, voilà que survient un de ces minuscules épisodes de narcolepsie qui me surprennent parfois dans la journée.
Quand je rouvre les yeux, la fenêtre de saisie du dossier est remplie.

J’ai écrit: « Madame Dessard ».

C’est vraiment moi qui ai écrit ça?
Forcément, il n'y a personne d'autre.
Ai-je besoin de préciser que dans le fatras que j’ai rangé, il n’est question d’aucune dame, et que le nom de Dessard ne signifie rien pour moi? Le lecteur sensible l’a compris: je ne vois de rapport entre aucune de mes préoccupations actuelles et les quelques caractères que je viens de taper.
Alors je fais l’expérience d’une variété miniaturisée de panique: c’est nouveau, ça vient de sortir, à micro-rêve nano-panique.
Ai-je exécuté une série de mouvements réflexe, ou bien ai-je rêvé?
Je veux dire, fait un vrai rêve?
Je n’ai gardé aucun souvenir de ma brève perte de conscience, si j’ai rêvé, pendant ces quelques secondes Madame Dessard a peut-être vécu une vie d’aventures passionnantes ou une terne existence de chaisière avant de sombrer à jamais dans le néant, je ne le saurai jamais.

Bon, après tout, si le dossier a envie de s’appeler comme ça, grand bien lui fasse.

C’est même assez pratique: ce dossier-ci, je ne le confondrai avec aucun autre, désormais je le reconnaîtrai du premier coup d’œil, vous ne serez pas tout à fait oubliée, Madame Dessard.



Comme nous sommes au vingt-et-unième siècle et qu’il y a Internet, je lance une recherche sur le nom de DESSARD: j’apprends ainsi que chez les Dessard, le nombre de naissances est relativement stable depuis un siècle: la période 1891 - 1915 a vu naître 36 petits Dessard; de 1916 à 1940, ils furent 49; de 1941 à 1965, encore 49; de 1966 à 1990, 47.
Et ces bébés se portent assez bien:  181 personnes portant le patronyme Dessard, nées en France depuis 1890, vivent aujourd’hui dans 34 départements; parmi les noms les plus portés en France, Dessard figure au 53 471ème rang. 
Bien que ce soit dans le Maine-et-Loire  qu’on trouve les plus fortes concentrations de Dessard, ce serait la commune de Saligny-sur-Roudon, dans l’Allier, qui compterait le plus fort pourcentage de Dessard dans sa population.
Ou peut-être pas. 

Non, je ne vois toujours aucune connexion.
Si révélation il doit y avoir, 
ce sera pour une autre fois.


Grand merci à Monsieur Imaginos
qui m’a fort à propos incité à revenir sur la formulation,
initialement ambiguë, de cette note: 
nous lui souhaitons de doux rêves!