samedi 28 septembre 2013

Plus lucide qu'aucun autre


Jerzy Ficowski, lycéen, ajusta une plume neuve à son porte-plume, rassembla tout son courage (l'apanage de la jeunesse) et écrivit la lettre que déjà depuis la veille il composait dans sa tête.
"J'avais pu me procurer par hasard l'adresse de Schulz, et c'est avec toute l'exaltation et la naïveté d'un garçon de dix-huit ans que je lui ai écrit. Je lui disais que, même si ce n'était pas important pour lui, il fallait qu'il sache qu'il existait quelqu'un, moi, pour qui  Les Boutiques de cannelle  constituaient une source permanente d'enchantement, une véritable révélation, que j'avais honte d'avoir ignoré à ce point "le plus grand écrivain de notre temps"*  -  et qu'il ne fallait surtout pas rejeter la dévotion que lui vouait un jeune homme inconnu. J'y ai ajouté quelques questions, des remerciements chaleureux, tout en espérant timidement recevoir un jour une réponse".
On était en 1942. Envoyée à une adresse déjà périmée, la lettre ne reçut pas de réponse. Son destinataire, lui, n'avait plus que quelques semaines à vivre. Jerzy Ficowski ne rencontra jamais Bruno Schulz.



Mon non-sauvé


Depuis tant d'années

au-dessus des poutres de ma mezzanine
entre le plafond et le vestibule
luit une lumière éternelle de 25 watts
obscurcie par les crottes de mouches
derrière une barricade de vieux imprimés


Il est là-haut il remonte sa montre

il ne chasse pas les araignées il dort



Il a déjà traduit tous les nœuds du bois

le crépi couvre peu à peu son ombre immobile
il s'absente parfois même
après l'heure du couvre-feu
il se promène à Haïderabad
il entr'ouvre une à une les veines du bois
il s'enfonce dans le bois de plus en plus bois de plus en plus ancien

 
Mon rêve aujourd'hui a frappé chez lui
Toc toc toc contre le bois brut

Cher Bruno ça y est on peut
descendez donc

Et lui cependant il attend l'inespérable
il ne peut entendre mon rêve
lui qui n'est personne
plus lucide qu'aucun autre
il le sait
il n'y a ni mezzanine
ni lumière
ni moi

traduit par Jacques Burko

Poème placé en exergue de la biographie de Schulz par Ficowski,  "Bruno Schulz - Les régions de la Grande Hérésie", édition définitive 2002. Traduit du polonais par Margot Carlier, éditions Noir sur Blanc, 2004

* référence à la présentation par Zofia Nalkowska du premier recueil de Schulz

Photo: R. B.

jeudi 19 septembre 2013

Des légendes et des automnes


Howard Philips Lovecraft died September 17, 1991, aged one hundred and one years. He was one of the greatest Science Fiction writers of our time, and also one of the lesser known, maybe because he was struck all his life with a horror writer reputation which didn't go well with the statute of a SF great. His output was still occasionally worthy of a Heinlein or a Sturgeon, and it is hard to imagine how the field would have evolved without his discrete but undeniable presence.

Howard Philips Lovecraft vient de mourir le 17 septembre 1991, à l'âge de cent un ans. Il était l'un des plus grands écrivains de Science-Fiction - mais aussi le plus méconnu parmi les grands, peut-être parce qu'il conserva toute sa vie une image d'auteur de textes d'horreur peu compatible avec le statut d'un géant de la SF. Il sut pourtant se hisser parfois au niveau d'un Heinlein ou d'un Sturgeon, et il est difficile d'imaginer ce qu'aurait été l'évolution du genre sans sa présence, occulte mais indéniable.
Roland C. Wagner,
éditions Actu SF, Les Trois Souhaits, 2007
(initialement paru dans le recueil 
Musique de l'Energie, éditions Nestiveqnen)


en souvenir de Roland C. Wagner   1960-2012

mercredi 11 septembre 2013

Cortazar et les fantômes de la bande dessinée


Septembre.

Le début du printemps en Amérique du Sud.

Depuis l'année dernière,  on en parlait ici et ,  mais comme d’un projet de longue haleine, dont on ne savait pas quand il se concrétiserait.
Voici que sa sortie est annoncée pour bientôt: La raíz del ombú (La racine de l’ombù), seul album de BD dont Julio Cortazar ait signé le scénario, devrait sortir en français au mois de novembre après presque quarante années d’invisibilité.
C’est en 1977 que Cortazar, séduit par les esquisses du peintre Alberto Cedron (le frère de l’autre Cedron, Juan "Tata", celui du Cuarteto) en avait écrit les dialogues.
Cedron avait apporté l’idée de départ: la métaphore visuelle de l’ombú, arbre étrange à la silhouette vaguement animale, particulier à l’Amérique du Sud, comme symbole de l’histoire tourmentée de l’Argentine; et la trame, l'histoire d'une famille - qui ressemble beaucoup à la famille Cedron - à travers uns succession de dictatures plus sanglantes et plus cyniques les unes que les autres.
Terminé en 1978, impossible à publier dans l'Argentine de Videla, l’album ne connut (en 1980, chez un éditeur vénézuélien) qu’un tout petit tirage et une diffusion confidentielle: lorsqu'en 2004 Alberto Cedron donnera son accord pour qu'à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de Cortazar l'album soit enfin publié pour la première fois dans le pays de ses deux auteurs, c'est un long travail de restauration à partir d'un des rares exemplaires subsistants de ce premier tirage qui rendra cette publication possible, les films originaux et la plupart des planches ayant été perdus entre-temps.
Mathias de Breyne, écrivain, traducteur et anthologiste, vient d'en terminer une traduction française; c'est le Collectif des métiers de l'édition (CMDE) qui le publiera.

Un ombù, en vrai, ça ressemble à ça:


L'apparence d'un ombù au naturel, tel qu'on peut l'admirer dans tant de jardins publics argentins, est déjà passablement extra-terrestre; sur la couverture de l'album, l'ombù est une masse menaçante qui a déjà avalé la moitié du ciel et se prépare à engloutir le soleil.

La couverture de la première édition de l’album.
Convulsé, à l'image de ces racines d'ombù tout en nerfs et en nœuds,  le dessin de Cedron, qui, lui, est tout en anomalies et en déséquilibres, rappelle George Grosz ou Otto Dix.
Selon la présentation qui en est faite sur le site du distributeur, pour cette nouvelle édition la maquette de l'album (dont le format, pour les éditions précédentes, était "à l'italienne") a été revue, pour le format "graphic novel". Je suis curieux de voir le résultat.
Les quelques images qu'on a pu jusqu'ici trouver sur le web, tirées, semble-t-il, de la deuxième édition, dissociées, recadrées et privées de leur contexte, ne permettent guère, ni de se former une idée de ce qu'était l'œuvre originale, ni de préjuger de ce à quoi elle ressemblera sous sa nouvelle forme.
Je n’ai donc pas d’image de l’édition française de l’album à vous montrer, mais pour vous mettre en appétit  voici quelques extraits d’une autre BD due à Cortazar (car en fait ce ne fut pas tout à fait sa seule incursion dans l’univers de la bande dessinée); le titre à lui seul est tout un programme:

FANTOMAS CONTRE LES VAMPIRES DES MULTINATIONALES!


Le quartier général de Fantomas.
Il y a même un central téléphonique.

D'accord, ce n'est pas un "vrai" album de BD. Ce sont juste quelques strips, empruntés à la série d'historietas mexicaines Fantomas, La Amenaza Elegante (Editorial Novaro) série créée à l'initiative du romancier Alfredo Cardona Peña - s’inspirant très librement des romans de Souvestre et Allain - et dessinée collectivement par les dessinateurs du Studio Rubens dirigé par Rubén Lara Romero (cette série a son fansite ici). Remontés et re-légendés, les strips sont intercalés dans un petit essai romancé (on pourrait même dire "pulpfictionnalisé") dont la lecture, sans cette facétie métatextuelle, ne serait pas des plus divertissantes, tant le sujet en est peu réjouissant.

Julio Cortazar lui-même entre en scène!

"Réalisé en 1975, au retour de la 2° session du Tribunal Russell II consacré à la répression en Amérique Latine, où Julio Cortazar avait siégé, ce collage avait pour objectif immédiat d'apporter une contribution financière à la préparation d'une troisième session qui aurait à juger de la situation en Argentine, les droits d'auteur étant versés aux organisateurs du tribunal. Quinze mois à peine s'étaient écoulés depuis le coup d'Etat au Chili qui marquait encore les mémoires et les corps des témoins. Par-delà le jeu des BD et la fable des bibliothèques détruites dans le monde entier, l'éducation politique de Fantômas, qu'entreprenaient l'auteur et ses amis, devait permettre de diffuser aussi amplement que possible l'acte d'accusation désignant les sociétés multinationales comme principales coupables de la dégradation de la condition humaine en Amérique Latine." (extrait de la présentation du livre par Ugné Karvelis).

Octavio Paz, un copain de collage.

"Détournement" d'un mythe international (pas multinational!) - un peu dans le même esprit que René Viénet et ses amis situationnistes détournant, en 1973, Tang shou tai quan dao, de Doo Kwang Gee, pour en faire La Dialectique peut-elle casser des briques? - cette courte fable fait voisiner cases de BD  et coupures de journaux avec des photocopies de documents soumis au tribunal Russell.

Fantomas viendra-t-il réconforter Susan Sontag?
Promesses, promesses...

Une conspiration mondiale contre les livres. On se demande où l'imagination fertile de notre ami argentin pouvait bien aller chercher tout ça.

Chili, septembre 1973: photo de Koen Wessing,

Ni en 1980, ni en 1978, ni en 1977, ni en 1975, ni en 1974, pas plus qu'en 1973, l'ambiance en Amérique latine n'était aux rires et aux chants. Mais il en fallait beaucoup pour faire passer à l'auteur de Cronopes et Fameux l'envie de plaisanter. En 2013, Fantômas a-t-il encore des tours dans son sac, qui pourraient surprendre les vampires des multinationales? on verra bien: Fantômas, dit-on, ne renonce jamais. Et j'avoue que l'image de Julio Cortazar penché sur des cases de BD, tube de colle dans une main, ciseaux dans l'autre, parvient à me faire sourire envers et contre tout.



Julio Cortazar et Alberto Cedron,
La racine de l'ombù
(La raíz del ombú, 1977 - 1980)
(à paraître en novembre 2013; traduit par Mathias de Breyne,
CMDE, collection  La racine du maguey)

Julio Cortazar
Fantômas contre les vampires des multinationales 
(Fantomas contra los vampiros multinacionales), 
1975; 1991 pour l'édition française 
(traduite et préfacée par Ugné Karvelis, 
éditions de La Différence, collection Les voies du Sud)
Cette édition française est épuisée; mais 
on peut trouver le texte original espagnol de Cortazar ici 
avec des illustrations légèrement différentes.


Le dessin de l'ombù est © Arturo Cedron; 
la photo du Phytolacca dioica provient de Wikimedia;
les collages de Julio Cortazar pour Fantomas contre les vampires...
sont © éditions de La Différence.
La photo de Koen Wessing a été empruntée à 
Discipline in Disorder: merci à eux!


vendredi 6 septembre 2013

Glissements progressifs du rêve au cauchemar




"Payez-moi un zilliard de zillions, sinon 
je m'insinuerai dans les rêves de vos sujets et je leur inspirerai l'idée de vous renverser".

L'invention infernale permet au diabolique maître-chanteur et à ses acolytes de mettre cette incroyable menace à exécution, ils en font la démonstration sur un échantillon de population: il leur est bel et bien possible de prendre le contrôle des rêves de foules entières! 
Les puissants sont désarmés devant ce chantage, et font déposer zillions et zilliards (en petites coupures usagées) là où on leur a dit de le faire; ce serait une explication plausible à l'état présent de banqueroute des plus grandes nations de la planète. 

Seuls quelques-uns ont négligé la menace: les chefs d'État trop obtus, trop dépourvus d'imagination pour envisager qu'elle puisse se réaliser, ou ceux qui étaient assez bouffis d'orgueil pour supposer qu'ils régnaient déjà sur les nuits de leurs sujets comme ils régnaient sur leurs journées; ils vont être renversés avant d'avoir compris ce qui leur arrive. 

Des despotes plus éclairés les remplaceront… mais… ceux-ci, leur sens politique même les rendra, à leur tour, vulnérables aux chantages futurs du génie criminel… et les mêmes scènes vont se reproduire, comme dans les rêves récurrents…

oh, quelle idée horrible… 
pourquoi traîne-t-elle dans ma tête à mon réveil, je n'ai pas rêvé ça 
tout de même? j'aurais fait un cauchemar, 
moi qui me flatte de ne jamais 
faire de cauchemars?

?

lundi 2 septembre 2013

Odyssées


Quel beau livre d’images que le world wide web! 
Mais à qui adresser, pour toutes ces jolies images, les remerciements muets que (parfois) elles nous inspirent le désir (fugitif) de formuler?Attributions inexactes, incomplètes ou absentes sont une des plaies d’internet.
Employons donc le billet d’aujourd’hui à rectifier quelques idées fausses!

Ceci n’est pas un dessin de Boulet.



 Cette chose ne s’est pas échappée de l’encrier de 



Qu’est-ce qui vous fait penser que ce dessin est de 



Et non, ce dessin-ci, ce n’est pas J. C. Menu  qui l’a fait.



 Quant à  ce dessin-ci,


 ce n’est absolument pas de l’édition espagnole de 1626 du Necronomicon - dans la traduction latine d’Olaüs Wormius (moine rhénan du douzième siècle qu’il ne faut pas confondre avec son quasi-homonyme l’érudit danois Ole Worm, 1588-1655) - qu'il est tiré, mais de l’édition de 1572 de la 
Carta Marina par Olaüs Magnus (1490-1557).

Et maintenant, ce que vous vouliez savoir sans oser me le demander: 
c’est Bibliodissey, un blog sérieux, jamais avare de références bibliographiques (et dont les images sont si souvent reprises çà et là, sur des blogs moins sérieux, sans être créditées), qui vous apprendra (enfin) d’où proviennent ces illustrations… 
et bien d’autres. 
Un ban pour Bibliodissey

Merci à peacay de Bibliodisssey d'avoir patiemment scanné tout ça!