samedi 29 juin 2013

La fidélité mérite récompense



Vois-tu,  je suis le roi des chats. 
Tu n'auras qu'à être mon fidèle serviteur 
pendant sept années.


Au terme de cette période, je te laisserai choisir 
dans mon écurie celui de mes chevaux 
qui te plaira.


Poppy Z. Brite, Le roi des chats 
dans Self-made man (Are you loathsome tonight?, 1998)
Traduit par Sylvie Denis, Nicolas Richard, Laurence Viallet

Cent cinquantième billet sur ce blog! Célébrons cet événement en faisant un petit clin d'œil à notre plus fidèle lectrice (you know who you are).

Photo:  Unknown Photographer (D. R.)

dimanche 23 juin 2013

Manuel de suicide civilisé pour les jeunes filles, à l'usage des maisons d'éducation: Fleur Jaeggy


Hé bien voilà qu'on nous annonce pour bientôt la canicule. On n'y croyait plus. Si vous souhaitez vous prémunir contre les coups de chaud, je vous recommande un roman dans lequel on a froid. 
Très froid.
De Fleur Jaeggy, je ne savais qu'une chose: qu'elle était la spécialiste italienne de l'œuvre de Marcel Schwob, et sa traductrice. Ça suffisait déjà à faire d'elle quelqu'un de tout à fait intéressant.
Récemment, j'ai découvert qu'elle était aussi une romancière bienheureusement économe de mots: Les années bienheureuses du châtiment est un roman très court, dont chaque mot semble avoir été pesé avec soin.

Après la promenade

A quatorze ans j'étais pensionnaire dans un collège de l'Appenzell. En ces lieux où Robert Walser avait fait de nombreuses promenades lorsqu'il se trouvait à l'asile psychiatrique, à Herisau, non loin de notre institution. Il est mort dans la neige. Quelques photos montrent ses traces et la posture de son corps dans la neige. Nous ne connaissions pas l'écrivain. Et il était même inconnu de notre professeur de littérature. Parfois je pense qu'il est beau de mourir ainsi, après une promenade, de se laisser choir dans un sépulcre naturel, dans la neige  de l'Appenzell, après presque trente années d'asile, à Herisau. Il est vraiment dommage que nous n'ayons pas connu l'existence de Walser, nous aurions cueilli une fleur pour lui (Kant lui-même, avant sa mort, fut ému lorsqu'une inconnue lui offrit une rose).
En Appenzell, on ne peut faire autrement que se promener. 


Mort par le froid. C'est la seule fois dans ce livre qu'il sera question de Robert Walser;  mais il est significatif que les premières lignes de la première page placent ce court roman, en quelque sorte, sous son patronage.
Et, venant tout de suite après l'évocation du destin de Walser, la phrase, qui dans tout autre contexte pourrait être anodine: "En Appenzell, on ne peut faire autrement que se promener", n'invite pas à spéculer sur la possibilité d'une fin heureuse.
Car il fait terriblement froid dans ce roman cruel.
Plus cruel que la neige de l'Appenzell.

Quand je vis son écriture je restai sans voix. Presque toutes nos écritures étaient semblables, vagues, enfantines, les o arrondis, larges. La sienne était complètement architecturée (vingt ans plus tard je vis quelque chose de semblable dans une dédicace de Pierre Jean Jouve sur un exemplaire de Kyrie). Évidemment, je feignis de ne pas être étonnée, je ne lui jetai qu'un regard. Mais je m'exerçai en cachette. 
Et aujourd'hui encore j'écris comme Frédérique, et l'on me dit que j'ai une écriture belle et intéressante. 
Personne ne sait combien je l'ai travaillée.

Elle a travaillé, la petite pensionnaire.
Elle reconnaît ne pas s'être beaucoup intéressée aux matières du programme, mais dans d'autres disciplines, elle s'est montrée persévérante.
En quelques phrases disséminées dans le roman (elle ne s'y attarde jamais)  la narratrice brosse le tableau d'une situation familiale corrosive: 
des parents séparés ont pris pour l'éducation de leur enfant des dispositions peu propices à l'épanouissement de l'affectivité  d'une petite fille. À la mère, la garde nominale, et donc toutes les décisions concernant l'éducation: c'est à dire, pensionnat de huit à dix-sept ans, puisque Madame vit désormais au Brésil et n'entend pas  être encombrée par sa progéniture. Au père, le soin d'organiser les vacances scolaires: ce sera à l'hôtel, toujours, car les affaires dont s'occupe Monsieur sont trop importantes pour que, redevenu célibataire, il y ajoute le souci de l'entretien d'une maison, et lui-même vit à l'hôtel. Tout le temps.
C'est aux directrices, aux principales, aux mères supérieures que sont adressées - du Brésil, toujours - les lettres contenant les décisions qui concernent l'enfant, c'est elles qui les lui transmettent. Le père, lui, s'étonne du grand nombre de lettres (anodines, parlant du temps qu'il fait) qu'il reçoit de sa fille. À ses réponses, concises, il joint l'argent de poche, c'est du temps de gagné.
Trouvez-vous surprenant que chaque allusion à la mère (elles sont rares et elliptiques) soit soulignée d'un coup de griffe, et que chaque mention du père (elles sont le contraire d'elliptiques, certaines, même, donnent l'impression qu'on y a tiré à la ligne, car sur cet homme - c'est pourtant la figure masculine qui occupe le plus de place dans le livre - il n'y a décidément pas grand' chose à dire) semble accompagnée d'un soupir? 
Cet arrangement mortifère devait paraître extrêmement convenable à de grands bourgeois helvètes ("il y a eu dans notre famille un Président de la Confédération") de l'immédiat après-guerre. La petite fille passait donc, année après année, d'un hôtel très correct et très suisse à un pensionnat très suisse et très correct, puis à un autre hôtel aussi correct que suisse (il arrivait que l'hôtel soit italien ou l'école tenue par des religieuses françaises, mais après tout, c'est la Suisse qui définit les standards internationaux dans ces deux secteurs d'activité). Cela équivalait à conserver l'enfant dans un bain de formol, et à l'en extraire juste le temps de la changer de bocal quand sa croissance l'exigeait. Toujours des bocaux bien cubiques, aux angles bien nets, d'ou elle était supposée un jour ressortir (grâce à des perfusions d'encre violette) l'âme quadrillée comme un cahier d'écolier.


Même ceux qui n'existent pas, meurent.

La cloche sonne, nous nous levons. La cloche sonne encore, nous dormons. Nous nous retirons dans nos chambres, la vie, nous l'avons vue passer à travers les fenêtres, les livres, l'alternance des saisons, les promenades. Toujours par reflet, un reflet qui semble gelé sur les appuis des fenêtres. Et parfois, peut-être, nous voyons une haute figure de marbre se découper devant nos yeux: c'est Frédérique qui est passée dans notre vie - et nous aimerions peut-être revenir en arrière, mais nous n'avons plus besoin de rien. Nous avons imaginé le monde. Qu'est-ce qu'on peut imaginer d'autre, sinon notre propre mort? Un son de cloche et tout est fini.

Les années bienheureuses du châtiment raconte l'histoire d'une vieille petite fille, pour qui il était déjà trop tard quand elle rencontra sa Frédérique. 
C'est l'histoire de Frédérique et de… 
... Fleur se garde bien de donner un prénom au personnage qui dit "je" dans son roman ("Je me présentai: prénom, nom, comme une recrue, et après que j'eus entendu le sien, la conversation semblait finie"); il lui arrive même, pince-sans-rire, de le désigner, ce personnage discret, comme "l'élève X". La grande affaire de ces années de pensionnat, ce sera pour "l'élève X", la rencontre avec Frédérique, celle dont elle pensera en la voyant pour la première fois: "elle est allée plus loin que moi".


Le nom de Frédérique signifie "conte". Et puisque son nom est conte, je me surprends à penser que c'est elle qui le dicte, ou qui l'écrit, avec sa façon punitive de rire. J'ai aussi le pressentiment inexplicable que le conte a déjà été écrit. Comme nos vies.

Vous ne vous attendez pas, j'espère, à lire des choses scandaleuses dans ce roman, vous seriez déçus (ah, si, tout de même: une fois, à huit ans, la petite X a traité une Mère Supérieure de "vache". C'est ce qui se rapproche le plus chez elle d'un comportement transgressif, et, j'en conviens, ce n'est pas un exemple à suivre). 
À moins qu'il n'y ait scandale lorsqu'au ronronnement tranquille de la mécanique du roman, cette commodité conçue par des ingénieurs, sans cesse perfectionnée depuis les débuts de la révolution industrielle, pourvue de nos jours de systèmes régulateurs soumis à des normes sévères, se substitue l'emballement de toupie du conte de nourrice, ce tape-cul brinquebalant monté sur pattes de poules, piécé de fiancés-ours, de mères-oies, de huches qui parlent et de bobinettes pendues à des chevillettes: c'est vrai, un conte n'est jamais innocent.

Un après-midi d'hiver (c'est une histoire où les choses les plus intéressantes se passent l'hiver), nous étions assises sur l'escalier, Frédérique me prit les mains et dit: "Tu as les mains d'une vieille femme." Les siennes étaient froides. Elle observa le dessus de mes mains: on  voyait les veines et les os. Elle les retourna: elles étaient fanées (même la ponctuation n'est pas innocente: l'emploi des deux points entre les deux membres de phrase crée les conditions de l'illusion que c'est le geste de Frédérique qui provoque le vieillissement; que Frédérique agit comme ces personnages de contes qui aspirent un peu de la jeunesse des petites filles venues chercher asile dans leur cabane au cœur de la forêt ou dans leur château taillé dans la glace). Je peux à peine décrire avec quel orgueil j'accueillis ce qui était pour moi un compliment. Sur l'escalier, ce jour-là, j'eus la certitude de lui plaire.


Aujourd'hui encore je n'arrive pas à dire que j'étais tombée amoureuse de Frédérique, et c'est une phrase très facile à dire.

Mais il lui restait si peu de jeunesse à donner, à cette pensionnaire déjà exsangue, elle s'en était déjà tant fait ravir par le pays-vampire dans lequel ses parents, agissant eux aussi comme dans les contes, l'avaient murée comme dans une tour. C'est pourquoi elle évoque avec tant de rancœur cette société fossilisée.

Pour les vacances de Pâques je retournai à la maison - à l'hôtel. Des personnes nous invitèrent à déjeuner, nous montrèrent ensuite des diapositives d'un voyage avec ruines et paysage et eux-mêmes. C'était un vieux couple, de vertu exemplaire, très bon genre, riches, avares avec discrétion, gentils avec discrétion, récalcitrants, surtout la femme, à la bonne humeur, ou au bien-vivre, s'il existe un bien-vivre.
La femme, sèche et raide dans des vêtements sans forme, les cheveux tirés, voyait d'un mauvais œil la jeunesse depuis sa tête rapetissée et ses yeux sans couleur. Le mari, soit bonhomie soit indulgence, laissait jaillir de sa bouche bien dessinée et un peu charnue un rire profond, s'il y avait de quoi rire, et ses yeux devenaient rusés, comme si le rire était lié à quelque malice. Dans son gilet, la montre de gousset du grand-père, ou de quelque mort de famille. Il la regardait souvent (et soupesait l'heure). Son habit foncé avait passé plusieurs saisons et lui conférait de la dignité.
Dans le jardin, qui donnait sur le lac, un chien-loup derrière le grillage marchait furieusement de long en large et montrait les dents. Le matin suivant, c'était une journée de brouillard blanc, le père et la fille furent emmenés pour faire un tour sur le lac. La femme, surveillant sa bonne, prépara le pique-nique. Tout était calculé pour une joyeuse excursion. Cela était dit par l'expression muette et chargée de sens du devoir que la dame affichait, tandis qu'elle scrutait les maigres rayons du soleil comme si c'était un piège. Au bout de deux heures, l'excursion s'acheva. C'étaient les meilleurs amis de mon père.   

Terrifiante petite vignette, n'est-ce pas?
Des yeux sans couleur.
Les personnages aux yeux sans couleur abondent dans le livre (les yeux de Frédérique, eux seuls, sont "pleins d'ombre"). 
Autres petites vignettes terribles: Frau Hofstetter, la directrice de la pension, à Teufen, énorme divinité chthonienne flanquée d'un parèdre, Herr Hofstetter, affublé d'un titre de directeur par courtoisie mais gratte-papier par vocation, qui ne s'occupe que de la comptabilité, presque invisible à côté d'elle; plus tard, nous ferons connaissance avec la mère de Frédérique (appelée seulement "Madame"; "aux yeux d'un bleu passé, sereins et incorruptibles"), rencontre qui est, elle aussi, peinte par petites touches de couleurs froides: "Le soleil brillait à Genève. Madame lui ordonna le crépuscule."

Oui, je faisais erreur, tout au début, quand j'ai employé l'adjectif "corrosif" pour décrire le milieu dans lequel grandit X: ce n'est pas le formol, c'est la lucidité innée des petites filles qui est corrosive, non contente de compromettre leur embaumement programmé,  elle parvient même  à suinter hors de leur bocal.
C'est presque Mars mis au féminin, mais sans les imprécations de Fritz Zorn: chuchoté, au contraire, car une jeune fille bien élevée n'élève pas la voix.


A quoi songent les jeunes filles? Au moins la moitié a la nostalgie de la mort...

 Une nouvelle élève, Micheline, vient en cours d'année en mettre un peu, de couleur. Cette couleur détraque tout. Micheline, rousse exotique, est l'exact opposé de Frédérique, et elle a un père qui est l'exact opposé du père de l'héroïne - les deux points de repère de ce petit monde - et tout est mis sens-dessus-dessous."Son daddy était jeune et, quand ils sortaient ensemble, elle se maquillait, de telle sorte qu'elle semblait être sa fiancée. Moi, je pensais à mon daddy, aux hôtels innombrables des vacances, d'hiver et d'été, à ce vieux monsieur aux cheveux blancs, aux yeux clairs et glacés, mélancoliques. Qui allaient commencer à entrer dans les miens." 
Son daddy à elle, silhouette grise parmi d'autres, la narratrice l'évoque sans colère ni trouble apparent, juste avec étonnement devant sa capacité à s'éloigner, à garder ses distances même quand il n'était pas absent. "Dans une piscine j'avais pris des leçons de natation et mon père, habillé comme en hiver, assis à l'ombre, refusait le soleil de l'été", note-t-elle dans un paragraphe qui se termine sur la mention distraite, comme accidentelle, d'un suicide de vierge.

Mais Micheline n'est qu'une passante, même pas une passade, et c'est un autre père qui séparera les deux moitiés de la tessère. Celui de Frédérique (lui non plus n'a pas de nom, seulement Monsieur le banquier). 
X avait noté que jamais Frédérique ne lui avait fait la moindre confidence sur sa famille: pour quelque obscure raison familiale cependant, il fallait que la mort de son père eût pour conséquence inévitable qu'elle soit retirée du collège. Elles se quitteront sans presque rien se dire, comme si un charme était rompu, ou comme si au contraire un sort leur avait été jeté.

Je n'avais pas réussi à lui dire deux mots pour la mort de son père, qui semblait n'avoir jamais existé. Pourtant même ceux qui n'existent pas, meurent. Et c'est pour cela que Frédérique a quitté le collège et m'a quitté, moi. Je ne remarquai pas d'émotion dans ses yeux. Et moi-même je ne fus pas émue par la mort de son père: c'est le départ soudain de Frédérique qui m'effraya. Monsieur le banquier nous séparait. 

Elle manquera par la suite tous ses rendez-vous avec celle dont elle voulait devenir le double; même quand elles se reverront, ailleurs, sans pour autant se retrouver. Quelque chose, qui a failli se produire, ne se produira jamais.


Après la séparation la vie continue (la neige continue à s'amasser): X change de collège aussi, deux fois.
Mon éducation n'était pas encore achevée. Après le collège sur l'île, où la joie était le premier des préceptes, un dernier collège aplanit mes dix-sept ans. Une école ménagère. Toujours du Brésil arrivèrent des ordres: je devais apprendre à tenir une maison, à cuisiner, à faire des gâteaux. J'avais déjà appris, à huit ans, un peu à broder. Il était maintenant nécessaire de se préparer à devenir une maîtresse de maison. On trouva un collège près d'un lac, le lac de Zug, connu pour ses tartes au kirsch.

Dodo Minette, fanfarinette! 
Endormez ma p'tite enfant 
Jusqu'à l'âge de quinze ans. 
Quand quinze ans l'aura passé, 
Il faudra la marier. 
Malheureusement, les petites filles plongées dans le formol ne se réveillent pas toujours au commandement quand vient le moment où il faut les marier. Dans ses calculs, Madame Mère a oublié de prendre en compte ce paramètre.

Je revis Frédérique. Par hasard. La nuit. Elle m'apparut presque comme un fantôme. 
C'est à Paris qu'elles se revoient. Mais la progression des glaciers d'Appenzell, lente mais inexorable, a déjà avancé jusque-là. 
Les jardins du Louvre étaient gelés, la ville avait la couleur de la cendre… il faisait froid…  

Un jour Frédérique allume un feu, au loin. Trop loin: la narratrice est bien trop loin désormais, le feu ne pourra rien pour elle. C'est sans doute cela qu'elle a hérité de son père: la capacité, où qu'elle se trouve, à s'isoler de tout. 

Elles se revoient encore cependant, mais comme séparées par un rideau de neige. 
Je lui prends la main. Sa main qui écrivait dans le collège à Teufen. Et moi j'ai imité son écriture. Elle veut un exemple. J'écris son nom sur une petite feuille. Celui qui copie devient l'auteur. Adieu, Frédérique. C'est elle qui écrit le mot adieu.


Et nous aimerions peut-être revenir en arrière, mais...

 Le temps gagne toujours à la fin. Seuls des indices éparpillés ça et là (comme par un de ces serial killers de cinéma qui lancent des défis au profileur prodige parce qu'ils désirent secrètement qu'il les capture), un mot, une demi-phrase par chapitre, nous renseignent sur la durée qui s'est écoulée entre les années bienheureuses et le moment où l'ancienne couventine rédige ses souvenirs. La mention de dix ans entre deux rencontres avec Frédérique, puis de vingt années passées par celle-ci en hôpital psychiatrique; plus révélatrice encore, la confidence faite par X au lecteur après un bref portrait d'une grand' mère au cœur et aux yeux secs: "aujourd'hui, je prends ses traits".
Dans le dernier chapitre du roman, les actions de la narratrice s'écrivent encore au passé - comme tout le roman d'ailleurs - mais pour la première fois, les réactions de ses interlocutrices passent au présent narratif. Ce glissement de temps n'est pas dû à une étourderie, et l'élève X ne mérite pas de mauvaise note. Elle vient seulement de prendre conscience qu'elle est d'un autre temps, qu'elle n'est depuis longtemps qu'un petit fantôme. Le lecteur, lui, comprend un peu mieux pourquoi tout à l'heure, rêvassant sur le nom de famille de Frédérique, ce nom qui, selon elle (elle n'en dit pas plus), évoquerait le fait de conter, elle se demandait qui, d'elles deux, racontait leur histoire.

Je suis devant l'édifice du collège. Deux femmes sont assises sur un banc. Je les saluai avec un signe de tête. Elles ne répondirent pas. J'ouvris la porte. Une femme assise à une table. Une autre debout. Elle me demande ce que je cherche. Je m'enquis du collège. Je prononçai son nom. Elle ne l'a jamais entendu. Ici, à Teufen? sind Sie sicher? Elle me regarde avec des yeux investigateurs et malveillants. Certes, j'en étais sûre. J'y avais vécu. Pendant un instant, ma réponse me parut futile. Elle me conseille d'aller à Saint-Gall. Là-bas, il y a beaucoup d'écoles. Je répétai encore le nom du collège. Je faisais erreur, dit-elle. Je m'excusai. Ici, dit-elle, c'est une clinique pour aveugles. Maintenant c'est ça. Une clinique pour aveugles.

Le châtiment.
C'est le châtiment.


Les années bienheureuses du châtiment
(I beati anni del castigo, 1989)
traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro 
Gallimard, Du Monde entier, 1992;
Gallimard, Folio, 2005

jeudi 20 juin 2013

Le paragraphe obscur


Chose inhabituelle: 
l'appartement que j'habitais dans ce rêve - plongé dans une pénombre familière par les empilements familiers de caisses de livres montant plus haut que les fenêtres, ponctués çà et là de piles de livres familiers - ressemblait, pour une fois, à un point étonnant, à celui que j'occupe quand je suis éveillé (d'ordinaire, les rêves lui font l'aumône d'une apparence plus flatteuse). 
Mon père, de passage, venait m'y rendre visite: je lui en faisais les honneurs;  je lui recommandais, non sans bon sens, de regarder où il mettait les pieds. 

Puis je reprenais là où je l'avais laissée ma lecture du moment: un roman d'aventures pansu et volubile. Le volume avouait son âge et son humble origine: le papier fortement bruni indiquait le début du vingtième siècle; la reliure artisanale et bon marché, quelque cabinet de lecture. La disposition du texte - chaque page divisée en trois colonnes - suggérait qu'il s'agissait peut-être de cahiers reliés d'une revue, ou de la collection des livraisons d'un feuilleton paru en fascicules. 
Je n'avais fait jusque-là qu'y picorer, sautant d'un chapitre à l'autre un peu au hasard; en revenant à la page  où il était resté ouvert, je retrouvais les trois aventuriers, Maurice, Leeloo (oui, Leeloo; pas Leeloo Dallas, Leeloo tout court) et le narrateur. Je me souvenais avoir parcouru, quelques chapitres plus tôt, le passage où Leeloo  s'était présentée crânement, imposant sa présence aux deux explorateurs médusés (explorateurs à fines moustaches et casques de liège, bien sûr: il y avait quelques illustrations qui en attestaient); et comme, fidèle à mon habitude, j'avais aussi jeté un rapide coup d'œil aux derniers chapitres, je savais déjà dans quelles circonstances mélancoliques le narrateur - et le lecteur - prendraient, 
bien plus tard, congé d'elle. 
Pour l'instant, le petit groupe progressait lentement, mais sans incident majeur, dans le désert, dans leur autochenille sortie tout droit de la Croisière Jaune. Soudain, une construction étrange apparaissait à l'horizon; leur guide dissipait leur enthousiasme: "C'est le Palais du Paon, beaucoup l'ont vu au crépuscule, il ne faut pas chercher à s'en approcher, c'est l'œuvre des djinns".
"Ce n'est qu'un mirage", concluait Maurice.
Ainsi se terminait le chapitre; le suivant commençait, dans la colonne du milieu de la page, par un de ces paragraphes, insérés çà et là dans le récit et signalés par une typographie différente, supposés être des citations du manuscrit énigmatique qui avait attiré nos héros dans ce désert; rédigé dans une prose pourpre parsemée de réminiscences du style du Coran et de la Bible, comme il convient à un ouvrage attribué à un Arabe dément, ce paragraphe abondait,  comme les précédents, en avertissements obscurs ("Celui qui a des oreilles, qu'il écoute; celui qui a des yeux, qu'il contemple; mais celui qui a à la fois oreilles et yeux, malheur à lui!…" etc etc).


Rêve. 
Mirage. 
Palais.
Le coup de sonnette qui me réveilla était celui d'un commissionnaire, venu livrer un paquet. Dans le paquet: un exemplaire de La boutique obscure, de Georges Perec. Non, je n'invente rien: si je trichais, ça ne serait pas amusant.

mardi 18 juin 2013

Une recette de Neil Gaiman

On continue à essayer d'accélérer l'arrivée des beaux jours, cette fois avec une recette pour vos prochains pique-niques.


Et mon papa a préparé de la salade de pommes de terre.

Voilà la recette. 


La salade de pommes de terre de mon papa est faite avec de toutes petites pommes de terres nouvelles, alors il les fait bouillir et quand elles sont encore chaudes il verse dessus son mélange secret, c'est de la mayonnaise et de la crème ègre et des tous petits oignons qu'il a fait sauter dans de la graisse de bécon, et des morceaux de bécon croustillants. 

Quand elle est refroidie c'est la meilleure salade de pomme de terres du monde, et elle est meilleure que la salade de pommes de terre qu'on mange à la cantine qui a comme un goût de vomi blanc.

Neil Gaiman, Le jour où nous sommes allés voir la fin du 
monde (par Dawnie Morningside, onze ans et quart)
dans Miroirs et Fumées (Smoke and Mirrors, 1998)
Traduction de Patrick Marcel
J'ai Lu, 2000; Au Diable Vauvert, 2001

dimanche 16 juin 2013

Incantations proférées dans des langues connues et inconnues (Jack Vance, toujours)



Keen-eyed Stephan from Latent.de (I strongly recommend visiting his photo galleries!) sensibly pointed out (see comments on previous post) a weakness he found in this eulogy I wrote in praise of Jack Vance: "The language in your blog posts is too poetic for Google Translate to be able to produce texts with any sense..." (French: "Ta prose est si intensément poétique qu'en essayant de la transposer en d'autres langues Google Translate, désorienté, se met à battre la campagne…")

Well said, Stephan. That's constructive criticism.
Let's see what the most commonly used translating devices do with abovementioned text:


Babelfish:
In the novels of Jack Vance, on crossed extra-terrestrials to the disconcerting Physiology and equivocal Mœurs, Moody fairy, faultfinding ogres of the whimsical Knights and down-to-Earth astronauts, on departing d' a planet ocean for landing in a city-flower, It succumbed to the charm d' a Princess's theatre and a few pages later, at hex d' a magician of junk; as a reward for so much work and ties, it finally earned the right to enjoy a liqueur of witch on a terrace overlooking a carnivorous prairie, enjoying the sunset d' a Sun that will perhaps raise more.

Reverso:
In the novels of Jack Vance, we crossed extraterrestrials in the disconcerting physiology and in the ambiguous customs, gloomy fairies, fussy ogres, whimsical knights and astronauts earth(ground) - in earth(ground), we took off from a planet-ocean to land in a city-flower, we succumbed to the charm of a princess of theater then, some pages farther, to the spell of a magician of cheap junk; In return for so many works and crossbars, we gained(won) finally the right(law) to savor witch's liqueur on a terrace overhanging a carnivorous meadow, by enjoying the bedtime(sunset) of a sun which would get up maybe plus.

Google Translate:
In the novels of Jack Vance, one crossed aliens to the disconcerting physiology and ambiguous morals, sullen fairies, ogres quarrelsome, epileptics knights and astronauts down to earth, we took off from a planet ocean to land in a city flower
we succumbed to the charm of a princess theater then a few pages later, the spell of a magician junk, as a reward for work and ties, we finally won the right to enjoy liquor witch on a terrace overlooking a carnivorous meadow, enjoying the sunset of a sun that perhaps would rise.

Stop. Enough of this mess. Stephan is right: online translators…  well, just like he said.
Reverso works a little better than both others - given that Babelfish and Google Translate are fiercely competing for last place. Babelfish is baffled by such a strange pronoun as "on"; Google Translate, manages to guess it may mean "one", but assumes that princesse de théâtre means "princess theater". But could we blame these poor things for failing at recognizing "traverses" as the seldom-used archaism (meaning ordeal) it is; at guessing that "lunatique" doesn't mean the same as "lunatic", or for being nonplussed by one "magicien de pacotille"?  I'm not sure my prose is poetic, but it is for sure rife with faux-amis

The best I can do is supplying readers that happen not to be proficient in the language of princes, philosophers and lovers – id est, French, you know - with a mine translation of said post  (um,  just the part i wrote. For reading the part that was quoted from Vance's, you just need to open your cherished, much worn-out copy of  Wyst: Alastor 1716; third chapter; I chose this excerpt 'cause I feel it says something about Vance...) translation, here we go:

Adventurers in Jack Vance's novels happened to come across alien creatures displaying unheard-of features and dubious dispositions; sullen fairies; litigious ogres; whimsical knights and down-to-earth astronauts; to take off from ocean-covered planets, or to land by flower-shaped cities; to be lured successively by some sawdust princess's charms, then by some sideshow magician's spells; as their only reward, they gained some spare time for enjoying a sip of witches liquor on a terrace overlooking a carnivorous meadow, while watching the setting of a luminary that, possibly, could rise nevermore; and not much more.
The melancholy at each novel's core was barely spoken out loud: 
it sounded more like a whispered elegy muffled by distant marching-band fanfares.

Fighting bureaucrats graduated from Kafka's school for bureaucrats; solving wacky puzzles through wackier solutions; outwitting nitpicking pixies: all these escapades (told by a master storyteller - as witty as he was volubile - that was not prejudiced against pulp-fiction tricks and melodrama twists) only overshadowed moments of unspoken sorrow.
Vance's characters reconciled warring kingdoms, solved millennia-old puzzles, and after completing these heroics they ended up realizing that they had lost something inestimable, let go some simple yet henceforward unattainable happiness. Thus, while in avenues processioning otherworldly creatures uttered incantations (in languages both known and unknown) in praise of their achievements, they, resting on the abovementioned high terrace, privately succumbed to nostalgia. Nostalgia for moments like this one, spent gazing at a crowd of passersby, in the city of Uncibal (continent Arrabus, planet Wyst, Alastor star cluster)…

Does it make sense now? I hope so... but everybody is welcome with submitting translations of their own!
An even better advice: put a couple novels by Jack Vance in your rucksack this summer. 





dimanche 9 juin 2013

Jack Vance


Dans les romans  de Jack Vance, on croisait des extra-terrestres à la physiologie déconcertante et aux mœurs équivoques, des fées maussades, des ogres chicaniers, des chevaliers lunatiques et des astronautes terre-à-terre, on décollait d'une planète-océan pour atterrir dans une ville-fleur, on succombait au charme d'une princesse de théâtre puis, quelques pages plus loin, au sortilège d'un magicien de pacotille; en récompense de tant de travaux et traverses, on gagnait enfin le droit de savourer une liqueur de sorcière sur une terrasse surplombant une prairie carnivore, en jouissant du coucher d'un soleil qui ne se lèverait peut-être plus. 
Rien de plus. 
Car, cachée au cœur de chacun de ces romans, il y a comme une élégie qui nous serait chuchotée pendant qu'en bruit de fond résonnerait une fanfare. 
Confrontations avec des bureaucraties kafkaïennes, solutions bouffonnes apportées à des problèmes absurdes, arguties soulevées par des farfadets procéduriers et autres mésaventures picaresques (racontées avec une faconde malicieuse par un écrivain qui ne s'interdisait l'usage d'aucune des ficelles éprouvées du feuilleton et du mélodrame), rejetaient dans l'ombre des moments de tristesse secrète. Les héros de Vance accomplissaient des exploits, réconciliaient des royaumes ennemis, résolvaient des énigmes millénaires, et au terme de périples fabuleux, réalisaient qu'ils avaient perdu quelque chose, qu'ils avaient laissé passer un bonheur simple qui une seconde avait été à leur portée et désormais leur échapperait toujours. 
Et tandis que, dans les avenues en contrebas, des cortèges de surprenantes créatures, entonnant des incantations en des langues connues et inconnues, célébraient leurs triomphes publics, ils s'abandonnaient à une nostalgie privée, sur la terrasse solitaire: 
celle d'instants comme ceux-ci, passés à contempler la foule des habitants d'Uncibal (dans le continent d'Arrabus sur la planète Wyst, quelque part dans l'amas d'Alastor) s'écouler comme un fleuve.



- … Essentiellement, je veux créer quelque chose de beau et de remarquable, quelque chose qui m'appartienne en propre… je veux montrer les mystères de la vie. Attention, je n'espère pas les expliquer, non; je ne le pourrais pas. Même si j'essayais. Je veux seulement révéler leurs dimensions, leur beauté, pour ceux que cela intéresse. et même pour ceux qui ne s'y sont jamais intéressés… Mais j'ai peur de mal me faire comprendre.

- Vous expliquez plutôt bien, interrompit Skorlet d'un ton glacial, mais personne ne comprend.

Tanzel, qui l'avait écouté en plissant les sourcils, déclara:
- J'ai compris une petite partie de ce qu'il vient de dire. Moi aussi, je m'interroge sur ces mystères. Par exemple, pourquoi je suis moi et pas quelqu'un d'autre?

- Tu vas te fatiguer le cerveau à penser comme ça! lança Skorlet d'un ton rogue.
Avec le plus grand sérieux, Esteban enchérit:
- Ma chère, n'oublie pas que Jantiff n'est pas égaliste comme nous. Il veut accomplir quelque chose d'individuel et d'extraordinaire.

- Oui, c'est cela en partie, reconnut Jantiff en se reprochant d'avoir risqué une opinion. Mais plus exactement, c'est ceci: je suis là, né à l'existence avec certaines capacités. Si je n'utilise pas ces capacités et n'atteins pas mes limites, alors c'est que j'aurai triché avec moi-même et que ma vie aura été gaspillée.
- Hum, fit Tanzel d'un air sage. Si tout le monde était comme vous, la vie ne serait pas de tout repos!`

Il eut un rire embarrassé.
- Inutile de s'inquiéter: je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de gens comme moi. 

Tanzel haussa les épaules d'un air ennuyé et Jantiff fut heureux d'abandonner ce sujet. Pourtant, l'instant d'après l'humeur de l'enfant parut changer. Elle le tira par la manche et tendit le doigt:
- Le Fleuve Uncibal! J'aime tellement le regarder depuis le pont! Allez, venez tous! Montons!

Tanzel les précéda en courant vers la promenade panoramique. Ils la suivirent plus lentement, et se retrouvèrent bientôt accoudés à la rambarde, contemplant le Fleuve Uncibal, loin en contrebas. Ils croisaient à présent deux voies parallèles, chacune large d'une trentaine de mètres, et noires de monde.

Tanzel s'adressa à Jantiff sur un ton exalté:
- Si vous restez ici suffisamment longtemps, vous verrez tous les habitants du monde!

- Ça, ce n'est certainement pas le cas, dit Skorlet d'un air crispé, comme si elle n'appréciait guère les déclarations fantaisistes de Tanzel.

Jantiff était penché vers les deux fleuves: celui d'Uncibal, et celui des Arrabins avec leurs visages tranquilles et de tous les âges. Tous semblaient solitaires, perdus dans la contemplation du paysage. De temps à autres, un visage se levait vers ceux du pont panoramique, mais rarement. La foule passait, indifférente à ceux qui la regardaient d'en haut.

Jack Vance, Wyst: Alastor 1716 (1978),
 traduit par Michel Demuth (1983)