mercredi 24 avril 2013

Gébé, j'ai beau...


Dans le billet sur Fred, il n'était pas possible de ne pas mentionner aussi Gébé.
Mais ça ne suffit évidemment pas, il faut aussi parler un peu de lui tout seul.
Les couvertures réalisées par Gébé pour les premiers numéros d'Hara-Kiri sont exquises. Ses camarades et lui avaient tacitement choisi de ne pas insister sur ce point, par souci de cohérence de la ligne éditoriale: "journal bête, méchant avec des couvertures d'un goût exquis", ça aurait un peu cassé l'image forte dont le lancement du journal avait besoin.

Gébé devait se forcer pour dessiner laid, mais, comme il ne faisait pas les choses à moitié, quand il décidait de s'y coller il y réussissait à la perfection: ce personnage, Berck, qu'il créa dans les années 60, c'était la laideur parfaite, il n'était pas laid-beau comme les dessins de Topor, ni laid-gentil comme ceux de Fred, ni d'une laideur à se tordre comme ceux de Reiser, c'était la plus parfaite incarnation de la laideur, de la bêtise et de la méchanceté réunies, c'est à peine s'il faisait rire et d'un rire même pas jaune mais d'une couleur bizarre et pas très nette. C'est encore heureux qu'il ait été en noir et blanc.

Gébé avait pensé faire de l'écriture son métier, avant, presque sans faire exprès, de passer maître dans le dessin. Et tout compte fait, ce qu'il faisait le mieux, c'était écrire-dessiner.

Un des derniers livres de Gébé,  paru dans la collection  les cahiers dessinés  en 2009 alors qu'il n'était déjà plus là (Une plume pour Clovis et Lettres aux survivants ont été, entre-temps, réédités par l'Association) c'est Papier à lettres, un recueil de chroniques écrites et dessinées tout à la main, parues dans Charlie Hebdo entre 1993 et 2003.


Vous vous souvenez, bien sûr, de l'album Lettres aux survivants, de son préposé cycliste à qui le masque à gaz faisait une tête de facteur-cheval. Le ton des lettres qu'il distribuait était acide comme la pluie d'un monde malade: tout ça était supposé se passer dans un futur indéterminé, en tous cas après la fin de l'époque où on pouvait encore dire qu'on ne savait pas.
Les "lettres" écrites sur Papier à lettres sont différentes: l'apocalypse a été différée, ou alors il a été décidé qu'elle nous serait délivrée au ralenti.
Les nouvelles du monde, que Gébé rapporte scrupuleusement de son écriture pointue, avaient toutes un air de déjà-vu quand elles ont été écrites et elles l'ont encore à présent, il les a empruntées aux média du moment: tel pitre politique se couvre une nouvelle fois de ridicule, tel autre se contente de raconter n'importe quoi, Gébé n'a pas besoin d'être spécialement méchant avec eux, ni de renchérir sur leur bêtise: ils fournissent spontanément le quota de bête et méchant qui est désormais, avec le temps, devenu une tradition comme une autre, ce n'est pas très spectaculaire, ce sont les années quatre-vingt-dix ou zéro zéro, ce pourrait être demain.


Ce n'est plus la peine, a dû penser Gébé quand il a décidé ce changement de style, de faire encore et encore ce que j'ai fait dans les années soixante et soixante-dix, de figer dans une grimace révélatrice les tronches hideuses des personnalités médiatiques, de chercher le profil qui fâche des professionnels du meilleur profil, ça finit par user, à la place, je dessinerai tout le reste, j'ai besoin de me reposer les yeux.
Et ce reste, ce sur quoi la bêtise et la méchanceté n'ont pas de prise, Gébé le dessine de la même plume bien aiguisée avec laquelle il résume les dernières nouvelles: pendant que la radio bafouille et que le journal se recroqueville de honte, le géranium arrondit soigneusement de nouvelles petites feuilles, le taille-crayon détache du vieux crayon mâchouillé une volute si parfaite qu'on a envie de la garder: un rayon de soleil les encadre. Patiemment, le monde résiste à tous les efforts conjugués des uns et des autres pour l'enlaidir, et Gébé, patiemment, en témoigne.


Gébé, j'ai beau entendre dire qu'il n'est plus là, je regarde le crayon mâchouillé qui, lui, est toujours là sur le coin de table avec sa rognure spiralée, entre la tasse de café et le petit chat de porcelaine, entre la photo cornée et le flacon d'encre de Chine, et je le vois tel qu'il l'aurait dessiné, hachuré et cerné d'un trait précis: juste à côté, opiniâtre comme une chenille au printemps, ramperait une ligne d'une fine écriture pointue, qui dirait quelque chose comme: la vie continue.

De Gébé, 
dans la collection Les Cahiers dessinés (Buchet-Chastel):
Papier à lettres2006 et 2009;
à L'Association:
et plein d'autres
en folio
Berck, 
l'An 01

jeudi 18 avril 2013

Choses pas vues (1)



Ce cheval qui tourna la tête
Vit ce que nul n'a jamais vu
Puis il continua de paître
A l'ombre des eucalyptus.

Ça n'a pas duré longtemps.
Après, il s'est remis à paître, comme si de rien  n'était.


Ce n'était ni homme ni arbre
Ce n'était pas une jument
Ni même un souvenir de vent 
Qui s'exerçait sur le feuillage.

C'était ce qu'un autre cheval
Vingt mille siècles avant lui,
Ayant soudain tourné la tête
Aperçut à cette heure-ci,

Et ce que nul ne reverra,
Homme, cheval, poisson, insecte,
Jusqu'à ce que le sol ne soit
Que le reste d'une statue
Sans bras, sans jambes et sans tête.


Mouvement, 
dans Gravitations, 1925


La photo du cheval est d'Alen MacWeeney.

samedi 13 avril 2013

Jenny reads the whole book to her doll, Anne, but she can't remember exactly how it ends


Avril.

Il est grand temps de rempoter, si vous ne l'avez déjà fait (il aurait mieux valu le faire en Mars, mais avec cet hiver qui s'attarde, tout n'est sans doute pas perdu pour celles de vos plantes qui se sentiraient à l'étroit),

Pour donner l'exemple, je vais moi-même rempoter ici un billet, datant de septembre dernier, prélevé sur l'excellent blog tenu par Ben, Toys & Techniques: un bref compte rendu d'un livre pour enfants intitulé Jenny Lives with Eric and Martin, par Susan Bösche (qui est Susan Bösche, me direz-vous? Voici une interview qu'elle a donnée au Guardian en 2000). Plus tout jeune (le livre), mais pas totalement sans lien avec l'actualité.

Voici ce qu'en dit Ben:

Il s'agit d'un livre danois, mais on s'en souvient ici pour la place qu'accidentellement il en vint à occuper dans l'actualité britannique des années 80. En effet, ce fut une des publications qui fournirent un prétexte à l'administration Thatcher pour justifier la Section 28 du Local Government Act de 1987-1988 prohibant "the teaching in any maintained school of the acceptability of homosexuality as a pretended family relationship" 
(je garde la version originale pour son inimitable saveur thatcherienne, pour laquelle, apparemment, quelques personnes éprouvent de la nostalgie. La nostalgie, c'est une drôle de chose.) 
[…] Le livre raconte un week-end dans la vie de Jenny, une petite fille qui vit avec son papa Martin et le partenaire d'icelui, Eric. C'est l'anniversaire d'Eric! Quand il rentre pour le thé, Jenny, Eric et la maman de Jenny, Karen (qui n'habite pas loin, ça tombe bien) l'attendent avec un gâteau et s'écrient: surprise!!!!!!


Susan Bösche, Jenny Lives with Eric and Martin (Gay Men's Press).
This is a Danish book, but most people know it for the role it inadvertently came to play in British history during the 1980s. It was one of the publications dragged through the mud by the Thatcher administration in its passing of Section 28 of the Local Government Act of 1987-1988, which outlawed "the teaching in any maintained school of the acceptability of homosexuality as a pretended family relationship." 

It is hard to fathom the ignorance of anyone who could possibly find this book threatening. The book tells the story of a weekend in the life of Jenny, a little girl who lives with her father, Martin, and his partner, Eric. The weekend begins with a surprise party for Eric's birthday, which they celebrate over cake and tea with Jenny's mother, Karen. It's a charming book full of great photographs (the extended family should really consider starting a band), and I imagine it's quite a useful book for parents of all stripes, and for teachers as well. There is a dark moment in the story when the family runs into a grumpy neighbor, who mutters some homophobic oaths Jenny struggles to make sense of. Eric breaks things down in a simple cartoon doodle that speaks volumes.
For more on this book and Section 28 see this speech by actor Ian McKellen.



Si le texte de loi cité plus haut rappelle à ceux  qui auraient des trous de mémoire à quoi ressemblait l'Angleterre de Thatcher, les quelques pages de l'album reproduites sur Toys & Techniques ont, quant à elles, bien que l'album eût été publié au Danemark en 1981, une saveur assez seventies (dans le petit cartoon qu'Eric - dans un style qui annonce déjà XKCD avec trente ans d'avance: Eric est un précurseur! - dessine pour amuser Jenny, notez la pipe et le chapeau de Monsieur le Voisin).

Spécial dédicace à Algésiras, à qui (je le sais!) il arrive souvent d'employer ses samedis matins à faire la lecture à ses poupées pendant que les hommes de la maison font la grasse matinée:
Cliquez sur la page pour la voir en plus grand;
vous pourrez aussi voir d'autres pages
dans le billet de
 Toys & Techniques.




Retrouvez Jenny et sa poupée sur le blog de Ben (un blog qui dépote).
Bon week-end (et, tout de même, ne prolongez pas trop la grasse matinée: je vous le rappelle, il y a des soins à donner aux plantes vertes).


La page reproduite ici grâce à la courtoisie de Ben de Toys & Techniques est ©Susan Bosche, texte et photo.

mardi 9 avril 2013

Les mois d' avril sont meurtriers, une enquête du commissaire Bougret et de l'inspecteur Charolles


On avait disculpé, un à un, tous les suspects habituels. Il n'en restait plus que deux.
Aristidès (Othon Frédéric Wilfrid) et Blondeaux (Georges Jacques Babylas).

Implacable, le raisonnement de Bougret désignait Blondeaux: ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à chasser de race, et bon sang ne saurait être que bien sûr.
Il ne restait plus au commissaire qu'à enfermer le coupable dans une de ses petites cellules grises.
- Il ne reste plus qu'à le serrer. Et cette fois, mon petit Charolles, vous tâcherez de le serrer un peu mieux que ce café!
- Ce café, Patron? Oh! pardon, Pardon… je veux dire: patron, Patron! Il n'était pas assez serré?
Le chuintement du tube pneumatique les interrompit, et un cylindre tomba dans la rigole: le document d'état-civil que, par routine, le fidèle Charolles avait demandé au fichier central. L'inspecteur le lut à haute voix, incrédule.
- "Blondeaux Georges, né le 9 juillet 1929 à Villeneuve-Saint-Georges, est décédé le 5 avril 2004 à Melun"...
... le  5 avril 2004? Mais nous sommes le 2 avril 2013! alors, Patron, il n'a pas pu…
- Bien sûr que non, mon vieux Charolles, sa présence à Melun lui fournit un alibi irréfragable.
- Irréfragable, Patron, qu'est-ce que vous causez bien.

Le commissaire se sentit soudain accablé de fatigue.
Que de fois, en regardant au fond des yeux l'incorrigible Blondeaux, Georges, il avait eu l'impression de se voir dans un miroir. Et voilà que, pour la première fois, dans le miroir, il ne voyait personne. Et pour la première fois, il sentait que la résolution de l'énigme allait lui faire de la peine.

Dans le couloir, la lumière oblique de fin d'après-midi, entrant par la fenêtre de la cellule de dégrisement, projetait sur le geôlier assoupi sur son banc l'ombre des barreaux, le déguisant en zèbre. Le regard perçant du commissaire erra dans la pièce, s'arrêtant çà et là sur quelques objets. Le globe terrestre qui servait lors des briefings à déterminer avec précision l'emplacement de la planque assignée à chaque officier du service, et sur lequel le courrier en retard s'était accumulé; les livres de poche aux pages cornées qui témoignaient des efforts de Paméla, la pulpeuse dactylo, pour améliorer son orthographe par la fréquentation des classiques: Le Petit Prince, Le Grand Cirque…  à côté, l'arme présumée du crime dans l'affaire de la rue de Lille, un de ces bâtons ferrés que les gens de théâtre appellent un brigadier… la revue de cinéma, ouverte à la page de la critique de La Vie Aquatique…  tout était à sa place. Et pourtant…
- Patron, demanda Charolles, vous n'avez pas l'impression qu'il manque des choses?
- Ce n'est qu'une impression, mon petit Charolles. Si la pièce a l'air vide tout d'un coup, ce n'est pas parce qu'il manque des choses, c'est parce qu'il manque quelqu'un. Vous savez ce qu'on dit dans le métier, Charolles: un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

Les deux policiers blanchis sous le harnois se tournèrent vers le dernier suspect.

Celui qui, depuis le début de l'enquête, les avait promenés avec ses histoires de zèbres-geôles, de lettres sur l'Océan Atlantique, de petit cirque, de brigadiers insulaires et de critiques aquatiques.

Ou plutôt, vers la place vide qu'avait occupée le suspect Aristidès (Othon, Frédéric, Wilfrid).

L'écho des derniers mots qu'il avait prononcés résonnait encore dans la pièce:
"Et alors: POUF!
Il a disparu."



POUF !




Gébé  (1929-2004)
Fred (1931-2013)

La photo de Fred est © Nicolas Guérin.
Les personnages du commissaire Bougret, de l'inspecteur Charolles, 
d'Aristidès (Othon Frédéric Wilfrid) et de Blondeaux (Georges Jacques Babylas), 
et leur idiosyncrasie universellement reconnaissable, appartiennent pour l'éternité, 
plus légitimement que s'ils étaient protégés par le dépôt d'une trade mark, 
à Marcel Gotlib.

samedi 6 avril 2013

La représentation en matinée



Je parcours la place des yeux, à la recherche d'un… et voilà que j'avise, sortant d'un bistro de l'autre côté de la chaussée, une vieille connaissance que je ne souhaite pas saluer. Quelle direction prend-il? Par là? Donc, je pars de l'autre côté.
J'emprunte une petite rue, calme d'habitude, mais aujourd'hui elle est envahie par une foule qui piétine sur place. Je comprends: il y a une salle de concert dans cette rue, et tous ces gens font la queue pour une matinée. J'avance à petits pas sur quelques mètres, puis je décide de faire demi-tour et de prendre un autre chemin.
Je murmure une vague excuse à l'homme qui attendait derrière moi - un homme d'apparence banale, un retraité sans doute; il m'écoute avec une attention qui me surprend, puis fait demi-tour lui aussi, comme si ce que je lui ai dit l'avait convaincu de renoncer au concert? Je suis un peu confus, et je lui remontre que rien ne l'oblige à faire comme moi. Il s'en défend: non, un des mots de la phrase passe-partout que je lui ai adressée lui a simplement rappelé, par le plus grand des hasards, qu'il avait un autre projet, une occasion à ne pas rater… et le voilà qui me parle de sa passion de collectionneur, avec le mélange de timidité et d'enthousiasme si répandus chez les originaux de cette sorte. Nous avons pris une  autre petite rue, déserte celle-ci, 
et soudain je les vois.
Ils sont quatre. 

Ils oscillent au-dessus du vide à mi-hauteur des immeubles, en équilibre les uns sur les fils de l'éclairage électrique, les autres sur la corniche d'une maison: trois Xurgs petits et replets qui agitent de bas en haut leur trompe verte et blanche comme des funambules leur balancier, et un de leurs mécadroïdes à qui son corps presque sphérique donne l'allure d'un Humpty-Dumpty bleu-noir pourvu de multiples membres aux articulations biscornues. Ils se livrent à leurs habituelles occupations totalement incompréhensibles pour les Terriens.  
Je n'ai pu m'empêcher de marquer un temps d'arrêt et de regarder fixement dans leur direction: mon compagnon l'a remarqué, et fixe lui aussi l'endroit où ils se trouvent, d'un air très surpris. 
Bien sûr, il ne peut pas les voir: ils s'abritent derrière un déguisement holographique qui les rend indétectables aux humains ordinaires.
Je me demande ce que croit voir mon compagnon? Des sacs en plastique accrochés aux fils et agités par le vent, ou quelque chose de ce genre, je suppose. 
Avec quelque difficulté, je mets de côté mon déconditionnement, qui seul me permet de les voir tels qu'ils sont. Ça demande un certain effort, mais j'y arrive. Quelle surprise! Le cerveau des Xurgs ne fonctionne décidément pas comme le nôtre: à la place des quatre formes non-humaines, je vois à présent quatre ours en peluche d'un vert éclatant, alignés au-dessus de la devanture d'une boutique fermée; c'est donc ça, leur conception d'un déguisement discret! c'est à se demander comment ils ont réussi à passer inaperçus sur notre planète depuis si longtemps
La réaction de mon compagnon, aussi, est surprenante: il reste immobile, regardant dans la direction des créatures, comme si lui non plus n'était pas dupe de l'illusion qu'elles projettent. "C'est curieux… cet ours… je n'en ai jamais vu de ce modèle… et on dirait qu'il a bougé!". 
Mais bien sûr! je comprends: l'holo-déguisement que projettent les Xurgs est une réponse en feedback aux processus cérébraux détectés chez leurs "cibles" humaines:  en présence d'un collectionneur passionné d'ours en peluche, c'est en teddy bears qu'ils se déguisent, c'est dans la tête de mon compagnon qu'il sont allés chercher leur apparence momentanée! 
Mais ce système a une faiblesse: voir des peluches "génériques" accrochées à une façade ne provoquerait sans doute, chez le premier venu, qu'une vague surprise d'un instant, vite oubliée (après tout, c'est parfois jusqu'en février que les Pères Noëls en tissu rembourré que les fêtes de fin d'année ont fait sortir s'attardent sous quelques balcons), mais chez un spécialiste, la moindre anomalie de forme, de matériau ou de couleur dans un des objets de sa passion peut déclencher un enthousiasme  imprévisible. Il ne faut jamais sous-estimer l'audace que la curiosité peut donner à un collectionneur: le vieil homme insiste pour pénétrer dans la boutique dont, malgré son délabrement, l'extérieur a conservé une si curieuse décoration. Quand il passe entre les panneaux disjoints, je me sens obligé de le suivre, j'ai une responsabilité envers ce malheureux que j'ai détourné de son chemin: le contact avec les Xurgs n'est pas totalement dépourvu de danger pour les humains, j'en ai fait moi-même l'expérience: leurs intentions ne sont sans doute pas hostiles, mais nos deux espèces sont trop différentes, même sans le vouloir, ils pourraient… 
En pénétrant dans la boutique à l'abandon, en marchant sur le carrelage semé de débris, je retrouve des sensations d'une autre expérience, déjà ancienne: quand j'étais entré, il y a des années, dans cette maison vide en bordure du désert de Mésopotamie, sur la piste d'une énigme vieille de plusieurs siècles… 

… et voilà, je le sens, je ne dors plus tout à fait: ce n'est plus la logique rigoureusement, tranquillement, imperturbablement foutraque des rêves qui gouverne l'aventure, c'est mon imagination diurne, plus disciplinée malgré les apparences, plus prévisible: je suis en train de me réveiller. 

Je me dis déjà, pragmatique comme en plein jour, que ce serait bien amusant de mettre mes souvenirs par écrit, de raconter comment Haroun Al-Rachid, incognito lors d'une de ses escapades nocturnes, fut enlevé par les Xurgs, passa dix ans sur une de leurs colonies de la nébuleuse du Crabe, fut finalement ramené sur Terre et relâché dans une ruelle de Bagdad un an jour pour jour avant son kidnapping (l'effet Alka-Seltzer de convection temporelle, comme d'habitude, vous n'avez pas besoin que je vous fasse un dessin), comment il alla frapper à la porte de son palais, criant: "Je suis le Calife! Voici quinze ans que je suis monté sur le trône: ne voyez-vous pas que cet adolescent joufflu qui prétend porter mon nom ne peut être qu'un imposteur?" … comment le jeune Haroun, enchanté par cette péripétie burlesque,  fit revêtir le vagabond hâve et barbu d'un caftan de brocard et d'un turban de soie, lui céda son trône et alla, en étouffant un fou-rire, se cacher avec son grand vizir, dans une galerie donnant sur la salle de justice, puis…  
Voilà, je ne dors plus, tant pis. 
Avant de l'oublier, il faudra que je note tout ça quand je serai debout, on ne sait jamais.


lundi 1 avril 2013

Dingue Donne



Que les hommes vieux 
sont plus fantasques 
que les jeunes

Qui peut lire ce paradoxe qu'il ne  me pense plus fantasque aujourd'hui que je n'étais hier quand je ne pensais pas ainsi?
Et si un jour produit en moi un si sensible changement,  que ne fera le poids des ans?
Etre fantasque est, chez l'homme jeune, un débordement calculé, une folie de ruse; chez le vieil homme, dont les sens ont fané, ce devient naturel, donc plus parfait et plein.
Lors que nous dormons, en effet, notre fantaisie est plus forte,
et de même avec l'âge,  qui est la somnolence avant le sommeil profond de la mort.
Paradoxe III, 
dans Paradoxes et Problèmes

Aujourd'hui, premier Avril, 
est une journée particulièrement recommandable
pour faire tenir une anguille en équilibre
sur le bout de son nez,
et en plus c'est le quatre-vingtième anniversaire
de quelqu'un que j'aime bien:
le calendrier est bien fait, tout de même. 


"Les Paradoxes et Problèmes furent publiés en 1633, 
peu après la mort de John Donne. "Par peur de la honte et 
honte de la peur", il s'était opposé à leur divulgation. 
Ils furent amputés par la censure et il fallut attendre 1980 
pour en lire le texte complet, dont c'est ici 
la première traduction française"
voici ce que dit fièrement le feuillet de présentation 
de l'édition de Paradoxes et Problèmes que j'ai sous les yeux.
(John Donne, Paradoxes et Problèmes
traduit et présenté par Pierre Alferi, 

Illustration: dessin de Lewis Carroll : 
"You're old, Father william..."