jeudi 21 février 2013

Là où vont les abounas


Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d'années, exerçait un curieux métier. Comme il  le disait lui-même, il était "tueur de mots": il travaillait à la mise à jour des dictionnaires Larousse. Mais alors que d'autres rédacteurs étaient à la recherche de mots et de sens nouveaux, lui devait, pour leur faire de la place, éliminer tous les mots et tous les sens tombés en désuétude. Quand il prit sa retraite, en mille neuf cent soixante-cinq, après cinquante-trois ans de scrupuleux services, il avait fait disparaître des centaines et des milliers d'outils, de techniques, de coutumes, de croyances, de dictons, de plats, de jeux, de sobriquets, de poids et de mesures; il avait rayé de la carte des dizaines d'îles, des centaines de villes et de fleuves, des milliers de chefs-lieux de canton;

Voici à quoi ressemblait une carte marine
après que Cinoc, dans l'exercice de son curieux métier,
en avait fait disparaître les îles surnuméraires.

  il avait renvoyé à leur anonymat taxinomique des centaines de sortes de vache, des espèces d'oiseaux, d'insectes et de serpents, des poissons un peu spéciaux, des variétés de coquillages, des plantes pas tout à fait pareilles, des types particuliers de légumes et de fruits; il avait fait s'évanouir dans la nuit des temps des cohortes de géographes, de missionnaires, d'entomologistes, de Pères de l'Eglise, d'hommes de lettres, de généraux, de Dieux et de Démons.
Qui désormais saurait ce qu'avait été le vigigraphe, "espèce de télégraphe de vigies qui se correspondent"? Qui désormais pourrait imaginer qu'il avait existé pendant peut-être des générations une "masse de bois placée au bout d'un bâton pour fouler le cresson dans les fosses inondées" et que cette masse se nommait une schuèle (chu-èle)? Qui se souviendrait du vélocimane*?  Où étaient passés ces abounas, métropolitains de l'Eglise éthiopienne, ces palatines, fourrures que les femmes portaient sur le cou en hiver, ainsi nommées de la princesse Palatine qui en introduisit l'usage en France sous la minorité de Louis XIV, et ces chandernagors, ces sous-officiers tous chamarrés d'or qui précédaient les défilés sous le Second Empire?
[…]
Cinoc se mit à traîner le  long des quais, fouillant les étals des bouquinistes, feuilletant des romans à deux sous, des essais démodés, des guides de voyage périmés, des vieux traités de physiologie, de mécanique ou de morale, des atlas surannés où l'Italie apparaissait encore comme un bariolage de petits royaumes. Plus tard il alla emprunter des livres à la bibliothèque municipale du XVII° arrondissement, rue Jacques-Binjen, se faisant descendre des combles des in-folio poussiéreux, des manuels Roret, des livres de la Bibliothèque des Merveilles, et des vieux dictionnaires: le Lachâtre, le Vicarius, le Bescherelle aîné, le Larrive et Fleury, l'Encyclopédie de la Conversation rédigée par une Société de Gens de Lettres, le Graves et d'Esbigné, le Bouillet, le Dezobry et Bachelet. Enfin, quand il eut épuisé les ressources de sa bibliothèque de quartier, il alla, s'enhardissant, s'inscrire à Sainte-Geneviève et il se mit à lire les auteurs dont, en entrant, il voyait les noms gravés sur la façade.
[…]
Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, et peu à peu son projet prit corps, et il décida de rédiger un grand dictionnaire des mots oubliés, non pas pour perpétuer le souvenir des Akkas, peuple nègre nain de l'Afrique centrale, ou de Jean Gigoux, peintre d'Histoire, ou d'Henri Romagnesi, compositeur de romances (1781-1851), ni pour éterniser le scolécobrote, coléoptère tétramère de la famille des longicornes, tribu des cérambycins, mais pour sauver des mots simples qui continuaient encore à lui parler.


*vélocimane (n. m.) (du lat. velox, ocis, rapide, et manus, main) Appareil de locomotion, spécial pour les enfants, en forme de cheval, monté sur trois ou quatre roues, et dit aussi cheval mécanique.

Georges Perec, La vie, mode d'emploi (Hachette, 1978)

Illustration: The Bellman's Map, par Henry Holiday, 
pour La Chasse au Snark, de Lewis Carroll

mercredi 13 février 2013

Ça faisait longtemps


I feel like walking
Do you feel like coming?
I feel like talking, 'cause
It's been a long time


J'ai rêvé de toi la nuit dernière, ça faisait longtemps. 
Nous nous retrouvions une fois de plus dans le village de notre enfance - mais, cela va te faire sourire, ce village de l'Ariège, le rêve lui avait infligé la plus inattendue des transformations.
C'était devenu un paisible village de la campagne anglaise - je savais que ça te ferait sourire - rire, même, à ce que je vois!...  Disons que j'avais dû trop m'attarder la veille sur un de ces romans à énigme à l'ancienne: ce village aurait pu être Saint Mary Mead, ou King's Abbott,  on aurait pu y croiser Roger Ackroyd, ou Miss Marple… un village de carte postale, avec ses cottages écrasés par de grands toits pentus… Dans ce rêve, nous nous tenions justement tous les deux devant un des plus pittoresques: le presbytère! Une minuscule bâtisse à colombages et aux murs de torchis. Une plaque sur le mur signalait son caractère de monument historique, expliquait qu'elle avait survécu à la guerre civile, et détaillait les mesures prises par je ne sais quel trust  pour assurer sa conservation.
Hum, le fait que j'ai retenu tous ces détails te donne à penser que je n'étais pas très attentif à ce que tu disais? Dans le rêve, bien sûr, dans le rêve. Ma foi, tu n'a sans doute pas tort: oui, cette première partie du rêve était dominée par des impressions, non pas sonores, mais visuelles: je revois encore la texture si particulière de ces murs de torchis: je ne sais comment, à un moment une section de ce mur a semblé remplir tout mon champ de vision… 

De quoi nous parlions? Du temps passé, bien sûr, comme toujours.

Un clergyman d'opérette, favoris blancs et costume de tweed, est sorti en se pliant en deux par la toute petite porte, et nous a salué avec componction. La présence de cet homme de Dieu, voilà au moins un point commun entre notre aventure nocturne et l'histoire de Roméo et Juliette. Non, il ne nous a pas mariés secrètement, c'était un rêve très sage.

Je me suis éveillé quelques secondes, puis en me rendormant j'ai replongé dans le rêve. Il avait changé, un tout petit peu: nous étions toujours là, tous les deux, mais soudain, surgi de nulle part, il y avait ton frère aussi. Et il n'était pas venu seul, si je puis dire: notre conversation s'est mise à tourner autour de vos parents. Dans le rêve ils étaient de nouveau ensemble - non, je ne plaisante pas - et ils vivaient de nouveau dans la maison que vous habitiez autrefois, celle que vous avez quittée il y a si longtemps… dans ce rêve-là, à vrai dire, j'étais incapable de me souvenir à quoi elle ressemblait, et ce que vous en disiez ne m'aidait pas: cette maison, toujours dans le rêve, ton frère l'appelait "le château" avec, tu l'imagines, un soupçon de sarcasme dans la voix (ça lui ressemble, n'est-ce pas?); et toi, tu l'appelais plaisamment "l'entrepôt". Oui, ça vous ressemble bien à tous les deux. Apparemment, dans mes rêves je suis meilleur dialoguiste que géographe…  Donc tes parents, revenus pour un temps dans cette demeure ancestrale, voulaient à présent la quitter, définitivement cette fois, et bien qu'entre vous quatre le temps ait été au beau fixe - dans le rêve, toujours - il semblait qu'il se soit élevé un léger différent au sujet de tout le bric-à-brac accumulé dans la maison au fil des années ("l'entrepôt", ha ha) et devine qui inclinait à s'en débarrasser sans façons - dans le rêve? Ta mère! Là, nous quittons le domaine du vraisemblable, n'est-ce pas? Elle était pressée de se défaire de tout, tandis qu'au contraire ton père et ton frère… ah bon? 

Oh. 

Non, je ne savais pas. 

Ça a dû être dur pour ta mère, je suppose. 

Rien du tout? Même les souvenirs de ta grand-mère? Même son clavecin? Je me souviens combien ta mère y tenait. Ton frère? non, il ne m'en avait jamais parlé. C'est que… je ne le vois plus si souvent que ça, en fait.

Des années, oui, c'est ça, des années. Dans les rêves il me semble toujours que c'était hier. Et ta mère, tu sais bien qu'elle ne m'a plus adressé la parole depuis que… 

Je me sens un peu sot à présent, si j'avais su je ne t'aurais pas raconté toutes ces absurdités.

Oui, bien sûr, ça n'a pas d'importance. 
Ce n'était qu'un rêve.


lundi 11 février 2013

Entrons dans le Serpent


Si le format Cinémascope 
est réputé taillé sur mesure 
pour les serpents…


… le format de ce blog aussi!
(il suffit de les prier 
de bien vouloir pivoter à 90°).
Lecteurs sensibles et sensés, 
que l'Année du Serpent vous soit propice!

Photo © Aarhuis University Hospital.

samedi 2 février 2013

A little electronic metronome sets the time


Le hasard (le hasard?) a fait que c'est peu après avoir vu  le dernier film de Wes Anderson que j'ai lu le dernier recueil de nouvelles paru en français de Steven Millhauser: Le lanceur de couteaux (il faudra qu'on reparle de  Steven Millhauser, je pense, non?). Dans ce recueil, une brève nouvelle, très millhauserienne, dans la veine de La Galerie des Jeux ou d'Eisenheim l'illusionniste: Le Nouveau Théâtre d'Automates.
Soudain, voilà que je comprenais ce qui m'avait gêné jusqu'ici dans le cinéma de Wes Anderson, pourquoi je n'étais jamais vraiment "entré" dans ses films, même s'ils m'avaient, à l'occasion, arraché un sourire (c'est toujours amusant de voir une caméra martyriser Bill Murray,  quel que soit le réalisateur qui dirige la séance de torture). 
Faisons connaissance, grâce à Steven Millhauser, avec le Nouveau Théâtre d'Automates:
… le Neues Zaubertheater demeure au centre d'une controverse passionnée. Ceux qui ne partagent pas notre amour du théâtre d'automates trouveront peut-être nos passions difficiles à comprendre; mais pour nous, ce fut comme si toute chose avait été soudainement remise en question. Même nous, les convaincus, demeurons perturbés par les représentations [du Neues Zaubertheater]  qui nous troublent à la manière de plaisirs interdits, de crimes secrets. 
J'ai parlé de la longue et noble histoire de notre art, de sa tendance à toujours vouloir accroître son éclat mimétique. Le jeune Heinrich avait hérité de cette tradition et à en croire l'opinion de beaucoup, il en était devenu le maître exceptionnel. D'un coup d'un seul, son Neues Zaubertheater mit cette histoire sens dessus dessous. On ne peut décrire les nouveaux automates que comme gauches. J'entends par là que la fluidité de mouvement qui constitue la caractéristique dominante de nos figures classiques a été remplacée par les mouvements brusques et saccadés d'automates d'amateurs. Il en résulte que les nouveaux automates sont incapables d'imiter les mouvements des êtres humains, sauf de la plus élémentaire façon. Ils sont dépourvus de grâce; selon tous les critères de l'art classique, ils sont ridicules et laids. Ils ne nous frappent pas par leur humanité. Il faut à vrai dure avouer que les nouveaux automates nous frappent d'abord par leur caractère d'automates. Telle est l'essence de ce que l'on appelle désormais le Nouveau Théâtre d'Automates.
J'ai qualifié les nouveaux automates de gauches, et cela est assez vrai si on les juge du point de vue de l'ancienne école. Mais ce n'est pas entièrement vrai, même si l'on considère les choses de ce point de vue. Tout d'abord, leur gaucherie elle-même est au plus haut degré artistique, comme ont pu l'apprendre à leurs dépens les imitateurs. Ce n'est pas simplement que le nombre de leurs mouvements est réduit, mais qu'il est réduit de façon très particulière, de manière à conférer aux mouvements un rythme très particulier. Ensuite on ne peut pas dire du maître reconnu de l'expressivité qu'il s'est dressé contre l'expressif en tant que tel. Les nouveaux automates sont profondément expressifs, à leur propre et dérangeante façon. On a en fait pu remarquer que les nouveaux automates sont capables de mouvements jamais vus auparavant dans l'art du mécanicien, même si l'on continue de s'affronter sur le point de savoir s'ils sont à proprement parler humains.
Dans le théâtre d'automates classique, on nous demande de partager les émotions d'êtres humains dont nous savons qu'ils sont en réalité des automates miniatures. Dans le nouveau théâtre d'automates, on nous demande d partager les émotions des automates eux-mêmes. L'artifice mécanique, loin d'être déguisé, s'impose à notre attention. Si tout était là, la chose serait stupéfiante, mais il ne s'agirait tout de même pas de grand'chose. Pareil théâtre ne pourrait durer. Mais les nouveaux automates de Graum souffrent et se battent contre des difficultés; ils ne semblent pas moins avoir une âme que les anciens automates. Mais ils n'ont pas des âmes d'êtres humains; ils ont des âmes de créatures mécaniques, devenues conscientes d'elles-mêmes. Les créateurs d'automates classiques présentent des personnes miniaturisées; Heinrich Graum, lui, a inventé une race nouvelle. C'est la race des automates, le clan des rouages; ce sont des êtres nouveaux, insérés dans l'univers par l'esprit du créateur qu'est Graum. Ils vivent des vies parallèles aux nôtres, avec lesquelles il convient de ne pas les confondre. Leurs combats sont des combats mécaniques, leur souffrance est une souffrance d'automates. Il est du dernier chic de prétendre que Graum a abandonné le théâtre pour adultes et qu'il est revenu au Théâtre pour Enfants, là où serait sa véritable demeure spirituelle. C'est là, selon moi, une erreur d'interprétation absolue. Les créatures du Théâtre pour Enfants sont des imitations d'êtres imaginaires; les créatures de Graum ne sont pas des imitations de quoi que ce soit.  Elles ne sont qu'elles-mêmes. Les dragons n'existent pas; les automates si.
Diriger des marionnettes dans Fantastic Mr. Fox a-t-il, pour Anderson, eu l'effet d'un  exorcisme? est-il à présent libéré d'une malédiction? Peut-être les films de Wes Anderson ont-ils toujours été des films pour marionnettes. Dans ce cas, les faiblesses de ces premiers films pouvaient s'expliquer par la discordance entre le caractère guignolesque des ressorts dramatiques de leurs scénarios et l'aspect trop lissé, trop crédible, trop bien verni des guignols qu'ils mettaient en mouvement (on aurait dit des acteurs!): un malaise du même genre que celui que produisent les créatures numériques nées des technologies de dernière génération lorsqu'elles sont distribuées dans des rôles qu'auraient mieux rempli les petits bonshommes en mousse du Studio Aardman ou les grosses peluches de Jim Henson (là ce n'est pas aux films d'Anderson que je pense, c'est à quelques blockbusters récents)... bref, une excursion insuffisamment préparée dans l'Uncanny Valley.


Si vous préparez une excursion, n'oubliez surtout pas:
un panier pour le chat, une provision de ses boîtes préférées,
et des piles pour le tourne-disques. 

Avec ça, vous pourrez vous passer de briques.

Dans Moonrise Kingdom on n'est plus dans la comédie mais dans le cartoon. Adieu, malaise: les plans s'enchaînent comme des cases de BD, les projectiles y volent à l'horizontale comme dans Krazy Kat, la foudre vous y maquille en noir et vous frise les cheveux comme chez Tex Avery, les façades, comme chez Chris Ware, s'ouvrent à la façon de celles des maisons de poupées: ce dispositif, esquissé dans Les Tenenbaums et La vie Aquatique où il n'était utilisé que pour mettre entre parenthèses des moments dans le récit, en est maintenant le moteur, un moteur dont on entend le tic-tac :  afin que "l'artifice mécanique, loin d'être déguisé, s'impose à notre attention", c'est comme le grincement plaintif d'une boite à musique qui accompagne, avec un décalage significatif, les pirouettes des petits automates. 
Et jamais petits automates n'ont été aussi sympathiques.




Le Nouveau Théâtre d'Automates, dans 
Le lanceur de couteaux (The knife thrower), traduit par Marc Chénetier. 
Paris, Éditions Albin Michel, coll. « Les grandes traductions », 2012 
(ISBN 978-2-226-23849-8)
Moonrise Kingdom est un film de Wes Anderson (2012)
Merci à Krazy, Ignatz et Pupp pour leur participation exceptionnelle à ce billet.
(Krazy Kat de George Herriman, 1941)