dimanche 29 avril 2012

Rêve du désir longtemps inexprimé


"Je donne le maximum: 800 points d'expérience, à tous les survivants", annonce le maître de jeu en repliant ses papiers. 
Mon père et moi, nous sortons ensemble, en comparant nos impressions sur la partie. Mon père propose que nous fassions route ensemble, "puisque tu ne conduis toujours pas - je me trompe?". Non, Papa, tu as bonne mémoire, je ne conduis toujours pas. 

Quand nous arrivons à sa voiture, je constate, perplexe, qu'il en a changé, pour une 2 CV bleu gauloise, visiblement d'occasion: elle est même un peu cabossée! Pour rentrer dans cette antiquité, il doit se plier en quatre: il est un peu maladroit à cet exercice, tant elle est petite comparée aux berlines que, jusqu'ici, je l'ai toujours vu conduire. "Hé oui", dit-il avec un sourire en coin, en remarquant ma surprise. Les temps sont durs, décidément, pour tout le monde.

En route, mon père me rassure: l'accouchement s'est bien passé. Je suis excité à l'idée de connaître enfin ma petite sœur; de quoi aura-t-elle l'air? J'ai passé tant de temps à l'imaginer, depuis qu'on en parle. "Elle ressemble à Maman, bien sûr. Tu verras comme elle est jolie!"

Le jour s'est levé, et la route est encore longue jusqu'à l'hôpital. Nous nous arrêtons dans une pâtisserie pour quelques croissants. A cette heure matinale, tous les plateaux débordent de petits fours tout frais, brillant de tout leur glaçage. 
Plein d'espoir, je demande: "Dis, Papa, tu ne crois pas que ça ferait plaisir à Maman si on lui ramenait des gâteaux?"… 

Le bonheur, même en rêve, ça fait rajeunir.


 April is the cruellest month, breeding          

Lilacs out of the dead land, mixing       

Memory and desire...    
T.S. Eliot, 
 Burial of the Dead - The Waste Land.

dimanche 22 avril 2012

Pop culture artifacts


Le chèque historique dont je vous parlais il y a quelques jours, avec lequel DC Comics soldait envers ses contributeurs Jerry Siegel et Joe Shuster une dette de 412 dollars (dont le détail indiquait qu'elle incluait un forfait de $ 130 pour la création du Superman) a finalement été emporté pour 160 000 dollars par un enchérisseur anonyme. Stan Lee, lorsqu'on lui avait annoncé l'ouverture des enchères, avait estimé que le vendeur de cette rareté se ferait arnaquer s'il devait le lâcher pour moins de $ 100 000: il s'est donc montré assez bon juge en la matière.

Ka-boom!

Ceci dit, le bulletin de l'agence Reuters qui a relayé la nouvelle le souligne, tout est relatif: un exemplaire encore très frais du numéro 1 de Action Comics, dans lequel Superman effectuait cette fameuse première mission pour laquelle il reçut un défraiement de 130 dollars, a, quant à lui, changé de mains l'année dernière - lui aussi, lors d'une vente aux enchères en ligne - pour deux millions cent soixante mille dollars (un mystère entoure cet exemplaire, ce qui l'a sans doute fait convoiter encore plus qu'aucun autre par les amateurs d'historicité: comment l'historicité ajoute à la valeur des pop culture artifacts, Philip K.  Dick, dans Le Maître du Haut Château, explique ça très bien).


La couverture d'Action Comics Nr1 qui illustre ce billet 
est protégée par un copyright, ça ne fait pas de doute. 
C'est à ça que ça sert, un copyright.

samedi 14 avril 2012

Conte d'hiver (ou comptes de printemps)




C'est à l'auberge des trolls velus 
Que j'ai appris à compter les écus 
(vieille chanson anonyme, 
depuis longtemps dans le domaine public)



En notre royaume, au bord des grands chemins, en général au voisinage des ponts (le poids de la tradition, vous savez), se rencontrent des tavernes d'un style bien reconnaissable. Le voyageur venu de loin, en entrant dans l'une quelconque d'entre elles, constatera, peut-être avec surprise (car à chaque pays ses coutumes), que chez nous la tradition dont le poids a été mentionné plus haut veut qu'elle soit tenue, toujours, par une fratrie de trolls: il notera que le premier (celui qui a le plus grand gousier des trois) aime à se coiffer d'un tricorne empanaché d'Editeur, le deuxième d'une visière d'Imprimeur, le dernier d'une barrette de Distributeur (parfois c'est un troll pourvu de deux ou de trois têtes - cette particularité anatomique n'est pas exceptionnelle chez les trolls - qu'on y voit s'affairer en cuisine, au lieu de trois trolls, mais dans ce cas chaque tête sacrifie à l'une des modes décrites ci-dessus - la tradition, toujours!).

 Moi qui vous parle, presseur de pommes que je suis de mon état, quand, à l'un de ces gargotiers tricéphales, je vais livrer mon tonneau de cidre, celui qui porte panache d'éditeur m'en donne dix pièces de bronze (quand il est de bonne humeur: ça peut être moins, mais je dis dix pour faire mon compte rond); ensuite, le troll à visière se charge de le verser dans des chopes, puis le porte-barrette confie à certains farfadets loqueteux que dans l'argot du métier on appelle "libraires" - tantôt les récompensant d'une piécette, tantôt stimulant leur zèle d'une taloche - le soin d'apporter ses chopes bien pleines aux soiffards qu'il attire sous son toit (à grand renfort de publicité rémunérée, aime-t-il à souligner: c'est une tâche qu'il confie à un barde plus ou moins elfe du voisinage, lequel sous ses airs évaporés de "créatif", possède un sens très aigu de ses intérêts financiers); le choc des chopes étant connu pour entretenir les liens d'amitié, on a surnommé le vieux dinandier nain qui fournit en chopes les trollbergistes "le relieur".

Bon an mal an, débiter de la sorte chaque tonneau qu'elle a reçu de moi rapporte à la famille trolle cent pièces de bronze - moins les dix pièces qu'ils m'ont versé et les quarante, plus ou moins, qu'ils répartiront entre nain, farfadet et barde: ce sont donc cinquante pièces que se partagent troll à panache, troll à barrette et troll à visière (on les entend parfois se disputer à ce sujet, non sans vivacité mais à voix très basse et dans leur patois de troll, ce qui fait qu'on n'y comprend pas grand'chose).

Dernièrement, un ogre-mage branché (entendez, vivant dans les branches de la forêt prochaine) s'est avisé qu'on pouvait remplacer chopes et chopines par certains chalumeaux électromagiques (pour ceux qui l'ignoreraient: la race vagabonde des ogres-mages est réputée venir de la lointaine Zipangu, où la science éléctromagique est tenue en grande révérence) à travers lesquels tout un chacun peut humer le cidre sans quitter son manoir, l'ayant fait voyager jusqu'à soi par l'Ether.

La corporation des trolls-aubergistes a délégué auprès des états-généraux du royaume les plus ossus et membrus de ses représentants pour débattre des implications de cette nouveauté. Ces représentants ont fait leurs représentations: c'était grand'merveille que ces chalemies magiques, et la nouvelle de leur invention avait mis leur cœur en joie; il leur restait justement des fonds de tonneau dont jusque-là ils n'avaient su que faire, et dont ils feraient profiter de grand cœur tous les assoiffés du monde, répandant le renom du cidre AOC de notre terroir jusqu'aux contrées les plus lointaines…  Ils ne demandaient en échange qu'une modeste rémunération: une simple fraction du denier collecté par le clergé des Seigneurs de l'Ether, Gardiens des voies subtiles, dont ils feraient part à deux avec les cidriers.

La question des fonds de tonneaux inaccessibles par les moyens ordinaires (entendez non-magiques) était jugée des plus sensibles: songez que certains aubergistes avaient en leur cellier de vieilles barriques estampillées du nom de propriétaires-récoltants dont les os étaient depuis longtemps - jusqu'à soixante-dix ans, parfois - retournés à la poussière. Sur certaines futailles, on n'arrivait même plus à lire l'étiquette: sic transit gloria mundi. "Veuillez aussi considérer, Messeigneurs - reprenaient en chœur les aubergistes - que nous avons toujours jugée malsaine pour l'économie la pratique si répandue chez les léprechaunes de pénétrer de nuit dans nos caves, et de s'y servir à boire sans payer. Il ferait beau voir que ces gens de peu, ou leurs cousins les poulpiquets, ou les farfadets qui ne valent guère mieux, profitent du silence des lois pour vendre notre bon cidre cher payé sur les champs de foire extra-planaires qui, ces derniers temps, ont été ouverts dans les plans éthérés! Sans compter que ces forbans pourraient en profiter pour vendre du cidre baptisé, voire de l'eau de vaisselle pour du cidre, ternissant ainsi notre bon renom. Une loi, de grâce! Nous voulons une loi. Une loi qui affirme l'excellence de ces traditions dont nous nous sommes bénévolement institués les gardiens, et qui change juste assez de choses pour que rien ne change pour nous."

Les faiseurs de cidre avaient à exposer des opinions qui différaient un peu, non seulement de celle, unanime, des aubergistes, mais aussi, largement, d'un cidrier à un autre.
Certains soutenaient que part à deux, ce n'était pas aussi équitable qu'il pouvait sembler de prime abord, la répartition du travail entre les presseurs, d'une part, et les aubergistes, de l'autre, ayant beaucoup changé ces dernières années: que par exemple, la décantation du cidre, tâche naguère assurée par le troll numéro deux - celui à la visière - leur incombait désormais, et qu'on n'acceptait plus d'eux depuis longtemps déjà que des livraisons de cidre clarifié, propre à couler dans tous conduits électromagiques sans les faire hoqueter; d'autres, partant des mêmes constatations que les premiers et poussant le raisonnement plus loin, insinuaient que, dès lors qu'ils maîtrisaient déjà eux-mêmes les incantations requises pour faire voyager leur nectar par l'Ether, ils ne voyaient pas de nécessité à en partager le bénéfice avec des trolls si bien endentés fussent-ils.
D'autres encore disaient que, ne travaillant quant à eux que pour l'amour du cidre, la musique des chopes choquées (en l'espèce, métaphore pour le chuintement produit par les téteurs de chalumeaux: telles sont les licences que s'accordent les poètes) était pour eux récompense suffisante; et qu'il plaçaient leur foi en la Providence des Seigneurs de l'Ether, Gardiens des voies subtiles, pour pourvoir à leurs besoins (en leur assurant la notoriété qui leur vaudrait engagements rémunérés à réciter en public des panégyriques de leur cidre et occasions de vendre des produits dérivés).

Sur la question des résidus de fond de tonneau les avis étaient aussi assez partagés: qui serait habilité à mettre en perce les tonneaux présumés orphelins? Et le cidre, à l'heure de sa reproductibilité numérologique, n'allait-il pas perdre sa vocation traditionnelle à être mis en chope?

De ce murmure confus émergeait cependant l'idée générale que, s'il plaisait au souverain de se pencher sur la question, un décret qui mettrait fin à des us, coutumes, servitudes dont les aubergistes auraient continué à profiter indûment, à présent que les progrès de la magie avaient rendus ces droits coutumiers obsolètes, serait considérés par eux, humbles cultivateurs de pommes, comme un bienfait.



Les choses en étaient là lors qu'on apprit que le Roi avait tranché, usant de son épée salomonique, et que l'ordonnance royale pouvait être consultée ici.

Le point de vue, sur cette loi en particulier, des trollbergistes est exposé ici (et ailleurs, ils vous font partager l'optimisme avec lequel ils envisagent l'avenir du négoce de votre boisson favorite); tandis que l'avis (toujours sur cette loi en particulier) des serfs attachés à la glèbe des pommeraies, est .


Je vous avais dit dans le billet précédent qu'on reparlerait de l'économie du livre! Nous n'avons peut-être pas fait le tour du sujet; et si nous y revenions dans un avenir proche?



samedi 7 avril 2012

Supplément à l'inventaire des archives de la Forteresse de la Solitude



Le chèque avec lequel, en 1626, Peter Minuet a réglé l'achat de l'île de Manhattan au grand sachem des… non, pardonnez-moi,  je confonds (mais, vous allez le voir, la confusion est excusable): le chèque de 412 dollars qu'ont reçu Siegel et Schuster pour solde de tout compte, en paiement (entre autres choses) de la cession de tous droits présents et futurs d'exploitation du personnage de Superman est en ce moment même mis aux enchères.
A l'heure où j'écris ce billet, l'enchère gagnante est de $ 45 500.


Cette histoire si jolie nous est racontée par David Apatoff sur Illustration Art; elle devrait répandre du baume sur le cœur meurtri des auteurs qui ont du mal à joindre les deux bouts, et même leur suggérer une solution à leurs problèmes:
- conservez dans les meilleures conditions (cave à cigares, coffre de l'agence de l'UBS de Zurich) tous les contrats, tous les avenants, toute la correspondance, que vous entretenez avec vos éditeurs; sans oublier les chèques, si, éventuellement, vous en avez reçu;
- devenez les Siegel et Schuster du XXI° siècle;
- ceci fait, peut-être, un jour, en mettant ces documents à l'encan, en tirerez-vous quelque profit. 






Que dites-vous? Le débat sur l'avenir du droit d'auteur vous intéresse, et, curieusement, cette anecdote vous y a fait penser? 
Je crois que nous n'allons pas tarder à en reparler, dans ce cas.