mercredi 28 juin 2017

Tu ne devrais pas rire (Alexandre Ikonnikov)



À Kirov, sur les bords de la Viatka, Alexandre Ikonnikov vit toutes sortes d'aventures, qu'il raconte, en les romançant à peine, dans des romans et des nouvelles. Son recueil, Dernières nouvelles du bourbier, a été traduit par Antoine Volodine (pour les nouvelles parues en russe) et Dominique Petit (pour celles qui étaient parues en allemand).
Peut-on rire de tout? se demanderont sans doute quelques lecteurs.
À quoi Ikonnikov répondrait, je suppose:
Si on ne rit pas, alors on fait quoi? Vous avez une idée?

La légende de la mort

Le chirurgien m'a enfoncé un doigt dans le ventre et, en entendant mon gémissement, il a secoué la tête et il a dit:
- On opère! 
- Déshabille-toi! Tu peux garder ton pantalon, m'a dit l'infirmier en poussant le lit à roulettes. Je respire comment, par la bouche ou par le nez? j'ai demandé quand on m'a posé le masque sur la figure.
- Peu importe, a dit quelqu'un en tournant le robinet de la bouteille.
Ensuite, l'obscurité s'est faite.
En rêve, j'ai vu une masure au fin fond de la forêt. Une petite vieille était assise sur le seuil. Elle n'avait qu'un œil et sentait puissamment le formol.
- Assieds-toi, m'a-t-elle dit avec douceur. Qui es-tu?
- Sacha. J'ai l'appendicite. Et vous?
- Moi, je suis la Mort, a déclaré la vieille avec un sourire. Veux-tu que je te parle de moi?
- Je n'ai rien contre. Je peux prendre des notes?
- Mais bien sûr, quelle idée!
- Merci.
Et la Mort se cala confortablement et entama son récit.
- Quand j'étais toute petite, j'avais une vue excellente. Lorsque j'apercevais un animal faible ou malade, je me dirigeais immédiatement vers lui. Puis les humains sont apparus, et parmi eux se trouvaient également des faibles et des malades. Tout se déroulait selon des principes de justice, et j'étais heureuse. Mais les humains ont commencé à mener des guerres terribles!
La Mort tapa du pied avec colère.
- Une balle m'a emporté un œil, et avec l'âge, le deuxième voit de moins en moins bien. Pour observer un humain, je suis souvent obligée de me le mettre sous le nez. Et parfois je ne vois rien du tout. Je rôde d'un bout à l'autre du monde et je me dis que j'ai été à l'origine de beaucoup d'injustices. Mais, comme ça se produit souvent chez les aveugles, mon ouïe s'est aiguisée. Si j'entends un homme prétendre qu'il a tout réalisé au cours de son existence, je me précipite vers lui. Il y a peu de temps, j'en ai entendu un qui se vantait: il avait construit une maison, fait des enfants, planté un arbre et mis à la banque un de ces paquets d'argent qui devait suffire, bien géré, pour le bien-être de ses petits-enfants. Je me suis occupée de lui, et les médecins ont prétendu ensuite qu'il était encore jeune et en excellente santé, ha! ha! ha! C'était sa faute. Il y en a aussi qui m'énervent pour d'autres raisons. Par exemple, ce grand-père de quatre-vingt-treize ans qui a décidé de sauter en parachute. Je ne suis pas intervenue. Puis il a eu envie d'examiner le soleil au télescope. J'ai continué à attendre. Et voilà maintenant qu'il déclare qu'il vaut faire un voyage au Katanga. Je veux aller au Katanga, qu'il dit, un point c'est tout! Qu'est-ce que tu peux bien faire en face de ça? J'ai craché de dépit et je suis partie. Qu'il vive, celui-là.
- Je ne suis pas allé au Katanga, moi non plus, ai-je dit, et j'ai ouvert les yeux.
Dans la chambre régnait l'obscurité, sur les tables de nuit brûlaient des bougies. Voyant que je m'étais réveillé, le type du lit d'à côté m'a expliqué:
- Pendant que tu dormais, un chauffeur de camion a renversé un poteau électrique devant l'hôpital. Il était soûl. D'après l'électricien, il n'y aura pas de courant avant deux jours.
J'ai commencé à rire.
- Le chirurgien a dit que tu ne devais pas rire, a ajouté le type. Ça pourrait faire craquer la suture.
Je me suis mis à rire plus fort et j'ai regardé sous la couverture. Du sang s'échappait de mon pansement et me coulait sur le ventre.
- Arrêtez de rire! s'est écriée l'infirmière qui venait d'entrer. Ça va faire craquer la suture!
Mais je ne pouvais plus m'arrêter. Mon rire est devenu muet, puis totalement hystérique. Alors l'infirmière m'a fait une piqûre, et je me suis endormi avec d'agréables pensées en tête. Je pensais qu'après ma sortie de l'hôpital, je ne me presserais pas pour tout faire d'un coup. J'allais vivre lentement, j'allais savourer les jours un à un.


Alexandre Ikonnikov
traduit par Antoine Volodine et Dominique Petit, 
éditions de l'Olivier, 2003; 
et, en poche, Points / Seuil, 2004


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