dimanche 26 février 2017

Cher docteur (une aventure du Brigand racontée par Robert Walser)



Dans une pièce voûtée haute de plafond

Et le voici donc devant le médecin, qui lui parut bienveillant.
Le brigand aussi, du reste, était la bienveillance même.
Du moins ici, pour le moment, dans le cabinet du docteur.
Dans la salle d'attente il n'avait pas eu à attendre longtemps.
Quelques hommes et femmes attendaient là.
Et une folle, aussi.
"S'il était bien le brigand à la fameuse écharpe?" demanda alors en ouvrant brusquement la porte de la salle d'attente la servante du médecin. Il répondit affirmativement, sur quoi la domestique dit:
"Dans ce cas monsieur le docteur vous prie d'entrer",
sur quoi encore il posa la revue dans laquelle il avait lu et pénétra d'un pas vif dans une pièce voûtée haute de plafond, et assis devant lui il y avait donc monsieur le docteur, auquel il s'adressa ainsi:
"Je vous confesse sans détour que de temps en temps je me sens comme si j'étais une fille."
Il attendit après ces mots que le docteur voulût bien s'exprimer.
Mais celui-ci dit simplement à voix basse:

"Continuez."

Le brigand expliqua alors:
"Peut-être attendiez-vous que je vienne vous voir un jour. J'aimerais en premier lieu vous prier de voir en moi quelqu'un d'assez pauvre. Votre visage me dit que ce n'est pas grave, et ainsi donc apprenez, Monsieur, que je suis fermement persuadé d'être un homme tout comme un autre, mais que simplement, plusieurs fois déjà, c'est à dire dans le temps jamais, mais récemment oui, j'ai été frappé du fait que je ne ressentais en moi ni couver, ni se tramer, ni chercher son chemin le moindre désir d'agression ni de possession.
Au demeurant je me tiens pour un assez brave homme, un homme tout à fait valable. J'aime le travail bien que je ne fasse pas grand chose ces temps-ci. Votre calme m'encourage à vous confier encore ceci: je crois qu'il se pourrait bien que vive en moi une sorte d'enfant ou une sorte de petit garçon. J'ai un caractère peut-être un peu trop gai, d'où l'on peut conclure, n'est-ce pas, toutes sortes de choses. Quant à me prendre pour une fille, cela m'est arrivé quelquefois, parce que j'aime cirer les souliers et parce que les travaux du ménage m'amusent. Il y a eu un temps où je ne laissais à personne le soin de rapiécer un costume déchiré. Et c'est toujours moi qui allume les poêles en hiver, comme si ça allait absolument de soi. Mais une fille vraiment fille, naturellement, je n'en suis pas une. Laissez-moi, si vous voulez bien, réfléchir un instant sur les raisons de tout cela. En premier lieu  il me vient à l'esprit, là, maintenant, que la question de savoir si je ne serais pas par hasard une fille ne m'a jamais, mais jamais, pas un seul instant, inquiété, ni moi, ni le citoyen que je suis, ni non plus rendu malheureux. Vous n'avez aucunement affaire à un malheureux, j'insiste spécialement là-dessus, je n'ai jamais ressenti de souffrance ou de détresse à cause du sexe, car les possibilités très simples de me délivrer d'éventuelles pressions ne m'ont jamais fait défaut. Étonnante, c'est à dire importante à mes yeux, fut la découverte suivante que je fis sur moi: j'entrais dans une excitation amoureuse chaque fois que je m'imaginais en serviteur, peu importe de qui."

L'inimitié inexpliquée des pianistes virtuoses

"Naturellement ces prédispositions ne sont pas déterminantes à elles seules. Je me suis demandé beaucoup de fois quelles circonstances, relations, milieux pouvaient m'influencer, mais sans véritable résultat.
Les pianistes virtuoses, en particulier, se sont révélés mes ennemis, je ne sais naturellement pas comment cela se fait. Contre un certain désir de me soumettre à quelqu'un, femme ou homme, j'ai dû lutter très fort depuis toujours, c'est-à-dire non, pas depuis toujours, mais seulement ces derniers temps, principalement, comme si j'avais dû attendre  ces derniers temps pour sortir d'une espèce d'ignorance. À me voir  comme cela je jouis d'une santé parfaite. Sauf en une occasion où une bêtise d'enfant m'avait valu une blessure au visage, je n'avais encore jamais été chez un médecin, mais comme cela ne m'attirait jamais de passer la nuit avec une femme, je me suis dit que je devrais bien un jour demander l'avis d'un médecin, et une fois encore je vous prie d'être un tout petit peu patient pendant que je réfléchis, car je voudrais éviter de vous dire des choses qui ne sont pas vraies, et vous comprendrez qu'il est difficile de s'expliquer l'inexplicable. Je suis quelqu'un qu'on peut mettre où l'on veut, par exemple au fond d'un puits, dans la mine ou au sommet d'une montagne, dans une maison de maître ou dans une cabane. Je suis d'humeur très égale, ce qui naturellement a souvent été confondu avec l'indifférence, le manque d'intérêt."

Je vous prie d'être un tout petit peu patient

"On m'a fait d'innombrables reproches. De tous ces reproches je me suis fait comme un lit sur lequel je m'étends, ceci est peut-être très injuste de ma part, mais je me suis dit que je devais me rendre la vie confortable parce que l'inconfort sous toutes ses formes pourrait bien m'accabler un jour et que je devrais alors faire le poids. D'une certaine façon, cher docteur, je peux tout faire, et peut-être que ma maladie, si l'on peut ainsi nommer mon état, consiste à trop aimer. J'ai en moi une provision d'énergie amoureuse effroyablement grande,et chaque fois que je mets le pied dans la rue, je me mets à aimer n'importe quoi, n'importe qui, et c'est la raison pour laquelle je passe en tout lieu pour un homme sans caractère, ce qui ne devrait pas manquer, s'il vous plaît, de vous faire un peu rire. Je vous remercie beaucoup de l'expression sérieuse que vous voulez bien garder malgré cela sur votre visage, et je vous assure qu'une fois à la maison, occupé à quelque chose qui réclame de l'intelligence, j'oublie tout cela, que je me sens loin, et content de l'être, de cette espèce d'amour du monde et des gens."
[…]

Naturellement il n'y a pas que cela, il s'en faut, mais cela éclaire quand même pas mal de choses

[…]
"Soyez comme vous êtes, continuez à vivre comme vous avez vécu jusqu'ici. Vous semblez très bien vous connaître, vous vous arrangez très bien de vous-même", dit le docteur en se levant de son siège. Puis il bavarda encore un peu avec le brigand sur d'autres sujets, lui dit qu'il était ravi de le connaître et l'invita à lui rendre visite de temps en temps, le conduisit dans sa bibliothèque et lui fit choisir un livre à emporter.
Comme le brigand lui demandait ce que coûtait la peine que le docteur avait prise, il dit: "Y pensez-vous!"…

Mais de quoi parlaient les deux filles dans la galerie des glaces?
Heureusement que nous y pensons.


Robert Walser, Le brigand 
(Der Räuber, Suhrkamp Verlag, 1978 et 1985), 
traduit par Jean Launay, Gallimard, 1994 ou 1993


Extrait de la postface du Brigand par Jean Launay:
Ce livre originellement sans titre ni rattachement explicite à un genre  est devenu par sa publication en 1972 Le brigand, quatrième et dernier roman de Robert Walser. […] Trois autres ne nous sont pas parvenus, détruits par leur auteur selon son témoignage ou portés disparus au cours de vaines tentatives pour les faire éditer. Un sort analogue paraissait promis au Brigand, et s'il y a finalement échappé, on le doit à la curiosité persévérante de l'éditeur des œuvres complètes, Jochen Greven, qui dix ans après la mort de Robert Walser (1956) et plus de quarante ans après la rédaction du livre (1925) exhume du fonds des manuscrits laissés à l'état de brouillon - soit plus de cinq cents feuillets de formats divers, écrits au crayon  en lignes serrées et en caractères ne dépassant pas deux millimètres - les vingt-quatre feuillets, à peine raturés, qui contiennent ans indication formelle d'un début ni d'une fin l'histoire dite du Brigand.
[…] Il faudra cependant plusieurs années à Jochen Greven assisté de Martin Jurgens pour déchiffrer la lettre difficilement lisible, voire illisible parfois, de ce qui devait être d'abord un document. Lorsqu'il prend place au volume VI des œuvres complètes publiées en 1978, son rang d'œuvre majeure est si bien reconnu qu'il lui vaudra au cours des années suivantes les soins d'une deuxième lecture, conduite par Bernhard Echte et Werner Morlang, modifiant par corrections, lacunes comblées, conjectures nouvelles, cent cinquante endroits du texte. 
Cette dernière version, peut-être encore améliorable, disent modestement ses auteurs, est celle qui a servi à la présente traduction.

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