jeudi 29 septembre 2016

Sir Thomas Browne au saut du lit



Sir Thomas Browne ne souffrait pas exactement d'insomnie. Il eût été plus juste de dire que son sommeil connaissait certaines intermittences qui, au fil des années, avaient fini par revêtir un caractère presque rituel. Vers trois heures du matin, c'était le premier réveil. Pendant une trentaine de minutes se répétaient les scènes principales du rêve qui venait d'être interrompu, avec une netteté accrue à mesure que l'esprit en éliminait les parties les plus grossières. Bientôt il ne restait plus qu'une seule image dont son esprit continuait à se repaître pendant cinq à dix minutes: par exemple l'image de ses jambes en train de gravir les pentes touffues d'un champ qui avait appartenu à ses aïeux, quelque part dans le Sussex.
Il se rendormait et se réveillait une seconde fois aux alentours de cinq heures. S'ouvrait alors une séquence tout à fait nouvelle. Une phrase était apparue au milieu de son esprit et refusait de le laisser tranquille jusqu'au moment où il l'aurait fixée sur le papier. Il devait alors faire l'effort de tirer tout son corps hors du lit, de s'installer à sa table d'écriture afin de la transcrire. Avec elle venait une foule de détails qui le débordaient de toutes parts et que sa main peinait à consigner, avant qu'une autre vague ne les repoussât vers le fond. Sir Thomas Browne dénouait un peu son peignoir qui pressait trop fort sur son ventre. Il se mettait à l'écoute de tous les cris de musaraigne qui résonnaient à l'intérieur de lui. Les idées s'abattaient alors sur son écritoire en une pluie soutenue qu'il s'efforçait de contrôler en imposant à chaque phrase la plus grande sévérité logique.
A huit heures, il ouvrait enfin ses volets et avalait un solide déjeuner. Il sentait alors monter toute une brigade d'idées neuves que son cerveau ragaillardi faisait redescendre le long de ses bras. Il s'était à cette heure tout à fait délivré de la nuit et s'engageait dans cette écriture diurne, plus paisible, qui lui servirait à rédiger ses pages les plus exactes.

Olivier Dubouclez, Histoire du basilic
Actes Sud, 2015
ISBN 978-2-330-04898-3

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