lundi 29 août 2016

Tu as un trou dans le coeur (L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman)




Et je ne comprends pas comment le temps
Passe, moi qui suis temps et sang et agonie.
Jorge-Luis Borges




C'était quelque chose, 
la fête d'adieux de Lettie Hempstock,
 juste avant qu'elle ne parte pour l'Australie. 
On était tous déguisés! 
Il y avait: moi, elle, et…
je sais plus.

L'Océan au bout du chemin (un roman de Neil Gaiman: si vous en avez déjà lu d'autres, vous savez ce qui les rend si particuliers, et vous ne m'en voudrez pas de ne pas en dire trop à son sujet: j'aurais pu me contenter de dire "c'est un des meilleurs") passe en revue ces obstacles changeants qui s'interposent toujours au dernier moment entre nous et nos souvenirs les plus importants.

A la différence de Coraline (un autre des meilleurs Gaiman) qui rhabillait  les souvenirs d'enfance d'oripeaux "gothiques" à la Tim Burton, L'Océan ne parle que de choses qui pourraient aussi bien faire partie de nos souvenirs, à vous ou à moi. De questions que nous pourrions nous poser. Peut-être n'avons-nous jamais été forcés de céder notre chambre (notre chambre rien qu'à nous, avec un petit lavabo juste à notre taille) à des étrangers détestables, sans doute (je l'espère pour vous) ne vous a-t-on jamais, quand vous rentriez de l'école, annoncé sur un ton bourru qu'on venait d'enterrer votre chat, personnellement je n'ai jamais rencontré de prospecteur d'opales venu d'Australie…
Et pourtant, le narrateur de L'Océan au bout du chemin, c'est vous et moi, c'est nous.
Des souvenirs - certains communs à tous les gens de notre génération - de choses qui, un jour, sans qu'on y prenne garde, n'ont plus été là: les rengaines qu'on entendait tous les jours à la radio et puis un jour, plus jamais, les prairies qui sont devenues des parkings, les fermes remplacées par des lotissements, toutes les choses qui ont changé depuis les années quatre-vingt-dix… quatre-vingt… soixante-dix… soixante… c'était quand, déjà, la fête d'adieux de Lettie Hempstock? c'était il y a si longtemps que ça?

Des questions dont la réponse devrait être simple, forcément, puisque ce sont des questions simples, nous nous disons que nous devrions pouvoir y répondre: ça ne peut pas être si compliqué que ça… et puis non, nous n'y arrivons pas.

Par exemple: pourquoi notre sœur et nous, nous n'avons jamais pu employer les mêmes mots pour désigner les mêmes choses. 
Pourquoi notre père et nous, nous n'avons jamais pu aborder certains sujets, même si nous avons souvent été à deux doigts de le faire. 
Pourquoi nous n'arriverions pas à écrire, même si nous consacrions tout un livre à parler de cette journée, que l'enterrement pour lequel nous avons fait des heures de route jusqu'à l'endroit où nous n'habitons plus depuis longtemps, c'était celui de… 


Le problème avec les adultes, c'est qu'ils font souvent 
de la magie sans même s'en rendre compte, 
et comme ils font ça n'importe comment, 
c'est de la mauvaise magie. 

Je ne sais pas si vous voyez? 

Par exemple ils annoncent fièrement qu'ils vont 
faire quelque chose, ou ils se vantent de l'avoir fait. 
Ils n'ont pas l'air de réaliser que, de la même façon que, 
si on fait quelque chose, ça a des conséquences 
(ça tout le monde le sait, je crois), 
si on dit qu'on va la faire ou qu'on l'a faite, 
ça a des conséquences aussi, pas du tout du même genre. 
C'est pour ça qu'autour de tant d'adultes, il y a des résidus 
de mauvaise magie, pas tout à fait formés ou tout déformés, 
qui flottent ou qui traînent. 
Par exemple, si quelqu'un dit Ce connard, 
s'il continue à me faire chier je vais lui péter la tronche
ça fait de la mauvaise magie, ça donne la mauvaise 
couleur aux choses autour de lui, et ça n'arrange rien 
si en le disant il n'avait pas vraiment l'intention de le faire, 
au contraire c'est pire: c'est de la magie mal faite, 
elle n'a nulle part où aller, 
elle reste autour de lui, elle pendouille, 
elle colle.
Ou encore - ça vous est peut-être arrivé? - si quelqu'un 
vous a dit,  il y a longtemps 
"pour ton anniversaire tu vas avoir une belle surprise" 
et que le jour de l'anniversaire il n'y avait pas de surprise, 
juste un cadeau quelconque, prévisible
 jusqu'au bout du ruban, qui ne pouvait à aucun titre 
prétendre au statut prestigieux de surprise, 
ça a eu pour conséquence de contaminer le mot "surprise", 
de le dégrader, d'en faire un mot ordinaire. 
C'est juste un exemple, aussi bien ça peut être des clés 
laissées sur un tableau de bord, un téléphone mal raccroché, 
un geste esquissé et pas terminé. 
Il y a comme ça des tas d'adultes qui font 
sans arrêt de la mauvaise magie 
sans même s'en apercevoir.
Note de Morganna Phelps, 
restée cachée depuis 1976 dans 
une pochette de disque.



La fête d'adieux de Lettie Hempstock, c'est 
un de mes meilleurs souvenirs. Comme 
c'est bizarre que je n'arrive pas à me rappeler 
tous les détails.
C'est bien en Australie qu'elle est partie Lettie? 
Pas en Afrique du Sud?

Il y a des choses dont nous n'arrivons pas à nous souvenir, et pourtant nous sentons que ce sont des choses importantes.
Les toutes petites choses qui faisaient que nous étions quand même contents, à la fin de ces journées d'école où rien ne s'était passé comme on aurait voulu.
Les choses encore plus petites qui ont gâché tant de fêtes de Noël et d'anniversaires (la fête d'adieux de Lettie Hempstock, 
c'était bien, 
bien mieux que l'anniversaire de mes sept ans
qui, lui, était complètement raté).

Et aussi les choses énormes et informes qui se sont toujours tenu hors de notre portée, à la limite de notre champ de vision, ces choses pour lesquelles nous n'avons jamais trouvé de nom (pourtant ce n'est pas faute d'avoir cherché); pour ce que nous en savons, ce sont peut-être des choses pleines de dents et de tentacules, de poils et de griffes, d'yeux hypnotiques et de langues préhensiles, c'est peut-être mieux que nous n'ayons jamais eu à les voir face à face.
Est-ce la même crainte qui nous a empêché de donner un nom à la chose que nous a donnée Lettie Hempstock avant de partir, celle qu'elle était la seule au monde à pouvoir nous donner?


Tiens, la prochaine fois il faudra que 
je demande à sa grand-mère - non, je veux dire 
à sa mère (pourquoi j'ai dit sa grand-mère?), 
l'adresse de Lettie en Australie, comme ça je pourrai 
lui envoyer une carte.
La prochaine fois que je retournerai à la maison 
qui est presque, pas tout à fait, 
au bout du chemin, juste avant le bout, 
le bout du chemin tout au bout duquel 
il y a… 

Oui, la prochaine fois je ferai ça.



L'Océan au bout du chemin: le roman qui s'arrête juste au bord.


Neil Gaiman, L'Océan au bout du chemin
(The Ocean at the End of the Lane, 2013),
traduit par Patrick Marcel, 

Au Diable Vauvert, 2014

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