dimanche 28 août 2016

Des lectures pour l'été


Qu'ai-je lu cet été? Je sens que vous brûlez de le savoir. Trois livres, trois variations sur un même thème, pourrait-on dire en simplifiant un peu (ou beaucoup, à vous de voir): le thème commun, c'est la transition entre l'époque où le monde a eu, brièvement, pour la plupart d'entre nous, un sens intelligible (par convention, on appelle ça l'enfance) et... ce qui est venu après.

Morwenna, de Jo Walton;  
L'Océan au bout du chemin, de Neil Gaiman;  
Le Livre des choses perdues, de John Connolly.

Si j'inclinais à faire ce genre de classement, je mettrais à la première place Morwenna, en lui décernant, en guise de mention, une pluie d'étoiles; ce qui serait parfaitement inutile, car le maquettiste de l'édition française comme celui de l'édition anglaise y ont déjà pourvu, saupoudrant l'illustration de couverture de petites étoiles qui rappellent fâcheusement des pastilles autocollantes sur un emballage de paquet-cadeau. Jo Walton, sur son site, a fait, sur la présentation des différentes éditions de son roman, quelques remarques aussi pertinentes que caustiques… si vous lisez l'anglais et si vous vous intéressez au book design, allez les lire! et admirez qu'elle parvienne à en parler en gardant sa bonne humeur, car en effet, tous ces choix ou presque révèlent, de la part des directeurs artistiques qui y ont présidé, soit - au mieux - une lecture trop rapide du roman, soit un contresens complet sur son contenu, soit une totale indifférence à celui-ci et une adhésion sans réserve aux conceptions les plus cyniques du marketing ("c'est quoi le pitch, coco? Une petite fille qui voit des fées? OK, le cœur de cible, c'est les décérébrées qui ont acheté Clochette et la fée pirate. On fait comme d'hab, coco: fais chauffer le pistolet à paillettes!" Hé oui, c'est souvent comme ça que ça se passe, dans l'antre des directeurs artistiques). 


Je placerais L'Océan bon deuxième.
Pourquoi deuxième et pas premier, vous demandez-vous, vous qui savez que je vénère Neil Gaiman? Il a été moins bon que d'habitude, Gaiman? Au contraire. L'Océan est un de ses meilleurs romans, peut-être même le plus accompli. Mais voilà, Jo Walton le bat d'une longueur de main sur la ligne d'arrivée. Walton aborde son sujet avec une fraîcheur, une témérité proche de l'inconscience (vous savez, le genre de fraîcheur qui faisait dire à Chesterton à propos d'Edward Lear:  "original, au même degré que furent originales la première barque et la première charrue"). Elle prend en outre le risque d'ennuyer ou de décevoir son lecteur pour rester fidèle à son personnage - un personnage dans lequel, elle s'en est expliqué à plusieurs reprises, elle a mis beaucoup d'elle-même. Le risque, aussi, de tourner le dos à une certaine mode - vous voyez de quelle mode je veux parler - en dispensant son héroïne de préparer un diplôme de magie, un prof de potions inquisiteur penché par-dessus son épaule: en matière de magie, Walton, comme Morwenna, est une chercheuse, une expérimentatrice, elle ne pioche pas dans un manuel. Elle fraie un nouveau sentier dans une région encore non cartographiée de la forêt des contes, tandis que Gaiman caracole sur la route qu'il a déjà ouverte, bornée et pavée dans d'autres textes (Coraline, Neverwhere et, surtout, American Gods...): les voyages auxquels les deux écrivains nous invitent sont aussi passionnants l'un que l'autre, mais l'un des deux guides a plus de mérite, vous voyez?
Je viens d'attribuer à Morwenna des qualités que d'autres lecteurs pourraient, aussi bien, considérer comme des défauts*; parallèlement, je trouve à L'Océan des défauts que d'autres pourraient considérer comme des qualités.
Vous vous souvenez de Calliope? Une des histoires courtes qui composent l'arc de Dream Country. Je me demande parfois si, dans cette courte historiette un peu perdue dans un coin du dédale de la saga du Sandman, Gaiman ne nous a pas livré une douloureuse confidence sur son processus de création (un écrivain sans idées fait l'acquisition d'une Muse - une vraie, l'article authentique, une fille d'Apollon - source d'inspiration inépuisable, et il la traite comme une souillon,  oubliant que les dieux n'apprécient pas qu'on manque ainsi de respect à leur progéniture. Le voilà affligé d'une malédiction à la mesure de son indélicatesse: les idées qu'il peinait tant à trouver, avant, voilà qu'elles se bousculent dans sa tête, il faut qu'il les mette par écrit, il ne peut plus s'en empêcher, et quand il n'a plus rien pour écrire, il…)
Pas de panique! Neil Gaiman n'en est pas là, cependant la Muse à laquelle il adresse des prières (en lui témoignant le plus grand respect, je n'en doute pas) doit, à l'occasion, remplir sa coupe avec un peu trop d'enthousiasme et le nectar déborde.
L'Océan est un roman court, et il aurait à mon avis gagné à être un peu plus court encore. C'est dans ses récits les plus elliptiques que Gaiman a atteint à la plus grande efficacité: dans L'Océan, il pratique l'ellipse, et aux bons endroits certes, pas tout à fait assez pourtant. Il fait comme Umberto Eco dans La mystérieuse flamme de la reine Loana... oh la la, mais je m'éloigne de plus en plus de mon sujet, j'en suis déjà à parler de La flamme de la mystérieuse reine Loana...  ce n'était pas du tout prévu, gardons-la pour un autre jour, d'accord?
Essayons d'être un peu plus précis: ce qui m'a gêné dans L'Océan, ce ne sont pas tant des longueurs qu'une surabondance de détails dont  le livre aurait pu sans inconvénient être allégé:  des références trop reconnaissables à la culture populaire qui datent trop précisément l'enfance du protagoniste, l'accumulation de bizarreries - finalement très conventionnelles - qui servent à caractériser les dames Hempstock comme des créatures surnaturelles, alors qu'il aurait suffi de bien moins pour suggérer qu'elles n'appartiennent pas totalement à ce monde (leur nom de famille, déjà, est un indice assez parlant: il est clair que nous sommes dans le même univers que dans American Gods, la différence, c'est que nous sommes de l'autre côté d'un océan), ce n'était pas la peine de le souligner aussi lourdement... mais je suis sans doute vraiment trop pointilleux, et quand je repense au plaisir que m'a procuré ce bout de chemin fait avec Neil Gaiman, j'ai l'impression d'être bien ingrat.

Allons, la comparaison avec La flamme mystérieuse de la reine Loana (qui, lui, est réellement un peu trop long) me fait revenir sur mon jugement précédent: j'use de mon pouvoir discrétionnaire et je déclare que Morwenna et L'Océan se partagent la première marche du podium et reçoivent tous les deux une médaille en or de fées garanti véritable (la pluie d'étoiles, c'est trop kitsch, on oublie).

Ça ne change d'ailleurs rien pour Le Livre des choses perdues qui reste à la troisième place. Donc, vous demandez-vous, celui-là, il est mauvais? Non, il est d'une lecture agréable. C'est un travail de bon élève. John Connolly, qui n'avait, jusqu'ici, écrit que des thrillers (souvent plus ou moins teintés de fantastique), s'est bien documenté avant de passer au conte: on sent qu'il a lu Bettelheim et sans doute plein d'autres spécialistes de la chose, et qu'il a pris des notes. C'est ça son problème: il a écrit quelque chose de bien trop prévisible. Si j'insinuais plus haut que Gaiman emprunte un sentier déjà frayé
(... hum, la métaphore vaut ce qu'elle vaut, mais gardons-la)
Connolly, lui, ne quitte pas l'autoroute.  On retrouve en le lisant des sensations qu'on avait déjà connues dans Le Talisman, des traits d'humour qui nous avaient déjà fait sourire dans The Princess Bride, des bizarreries qui nous avaient déjà interloqués dans Le Mystère de l'Étoile.  C'est un livre plein de bonnes idées (il y en a même quelques-unes d'originales), mais toutes, même les  meilleures, sont développées de manière un peu trop scolaire.


Ça va, je n'ai pas été trop bavard?
On va revenir sur chaque livre en détail dans les prochains billets:
respectivement ici, et ici, et ici.

* Sur le blog Hugin et Munin, Cédric Ferrand emploie une formule joliment concise: "J’ai aimé m’ennuyer avec Mori". C'est tout à fait ça: en sept mots, on a à la fois ce qui fait le charme très spécial du roman et ce qui risque de rebuter quelques lecteurs.


Jo Walton, Morwenna (Among Others, 2010),   
 traduit par Luc Carissimo, Denoël, 2014 ;
(The Ocean at the End of the Lane, 2013), 
traduit par Patrick Marcel, Au Diable Vauvert, 2014 ;  
John Connolly, Le Livre des choses perdues 
(The Book of Lost Things, 2006), 
traduit par Pierre Brévignon, l'Archipel, 2009.

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