jeudi 17 septembre 2015

Lente, cotonneuse, solidifiante: la surface qui est l’éveil



Une nuit, je rêve.
Je suis dans les corridors, les mains embarrassées.
Impossible de trouver le directeur des opérations. J’ai quelque chose à lui dire au sujet du tournage de l’après-midi.
Quoique passant par quantité de bureaux pleins de monde, je n’arrive pas à le rencontrer.

Tiens! son chien, un grand berger alsacien.

Ah! voilà qui en quelque façon me rapproche du but et, serrant dans mes bras la tête du chien qui s’est dressé sur ses pattes, "Eh bien! dis-je, où est donc Eric?" (c’est son maître), m’attendant à voir sa bonne tête s’animer à ce nom.
Et voilà qu’à ma grande surprise une voix me répond, comme venant de ses entrailles, un semblant de voix, sans voyelle précise, mais tout de même pas confuse (pas d’onomatopées ou de "petit nègre" à quoi on se serait plutôt attendu qu’à ses phrases construites que j’entends).
C’est le son auquel j’aurais surtout à redire, flou comme venant de derrière une tenture.
Phrases précipitées.
Il tient - c’est évident - à me dire ce qu’il sait.
Et, observant ma difficulté à comprendre, voilà qu’il se met, et avec plus de volubilité encore, à me l’expliquer en anglais.
Là, en effet, je l’entends mieux. Des phrases, presque en entier, me sont intelligibles, claires, d’ailleurs d’une syntaxe normale, parfaite, lâchées d’une traite, sans hésitation aucune.
C’est prodigieux.

Chose digne de remarque, ce n’est pas ce prodige en soi qui est renversant et m’emplit de délectation, le prodige pour moi c’est que cette découverte majeure de la nature, ce parler des chiens, m’est pour la première fois révélé après tant d’années que je vais de tout côtés observant les bêtes. Quel maudit distrait je suis!

Enfin, je sais à présent. J’en aurai rencontré au moins un, de chien parlant. Mon envie de joindre le maître des lieux n’est plus qu’à l’arrière-plan. L’importante révélation m’occupe tout entier. J’ai entendu le parler des chiens. Je vais les observer mieux maintenant. Ils ne me donneront plus le change. Pendant que je rumine ces pensées, j’affleure à la surface qui est l’éveil, lente, cotonneuse, solidifiante affaire, qui dissipe l’autre.

… Sans doute j’ai dérivé. Et une langue commune aux chiens et aux hommes m’induit momentanément en erreur. Je cherchais si je continuais dans la nuit à chercher qu’on se comprît entre hommes, tout bonnement (entre hommes de différentes catégories), mais, certes, l’aspiration a été merveilleusement satisfaite et je me réveille avec un contentement immense. N’a-t-elle pas été trop satisfaite? Quel besoin, dira-t-on, d’utopie, d’extravagance?

Un problème majeur pour moi est là-dessous.

Enfant, je ne comprenais pas les autres.

Et ils ne me comprenaient pas. Je les trouvais absurdes. 
On était étranger.
Depuis, ça s’est amélioré, néanmoins, l’impression qu’on ne se comprend pas réellement n’a pas disparu.
Ah! s’il y avait une langue universelle avec laquelle on se comprît vraiment tous, hommes, chiens, enfants, et non pas un peu, non pas avec réserve. Le désir, l’appel et le mirage d’une vraie langue directe subsistent en moi malgré tout.
Maintes fois, des voix de femmes entendues dans la journée et d’un peu loin, lorsqu’on perçoit les sons élevés des voix de soprano, sans saisir le sens, maintes fois les personnes qu’on écoute distraitement ou avec agacement, pendant qu’elles continuent à parler feront "songer", ni femmes ni oiseaux, mi-femmes, mi-oiseaux. La vague réflexion du jour à peine consciente continue à cheminer, la nuit vient et ces oiseaux, délivrés de notre surveillance rationnalisante, parleront, et rien d’étonnant qu’ils parlent français, puisque ce sont des Françaises.


Durant les siècles où l’on croyait que ce qu’on avait rencontré en rêve existait réellement en quelque endroit,
il devait y avoir des conséquences à ces rêves de bêtes parlantes.
Sûrement, ils étaient accueillis avec émotion, 
le rêveur croyant, à son réveil, s’être trouvé dans des lieux où 
les animaux parlaient encore. 
Des récits se mettaient de différents côtés à circuler, 
de témoins en quelque sorte. 
Ils ne furent pas le fait de conteurs en mal de création, 
ou de sottes nourrices pressées de répondre aux questions des petits enfants, lesquels en effet n’ont pas encore constaté de différences tranchées et définitives entre animaux et hommes.
Non, les hommes attentifs à leurs rêves devaient,
des animaux qui parlent, 
avoir eu une expérience personnelle.

D’abord.

Le rideau des rêves (1963-1966), 
L’Herne, 1996

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