mercredi 10 décembre 2014

La quantité de signes distincts sur le papier (2): la variation


L’ami de l’homme

Les premières observations sur la disposition des cellules épithéliales du ténia remontent à 1905 (Serrurier). Mais Flory fut le premier à en comprendre l’importance et la signification, et il la décrivit dans un long mémoire de 1927, complété par de bonnes photographies où, pour la première fois, la "mosaïque de Flory", ainsi qu’elle fut nommée, fut rendue visible même aux profanes. Comme on le sait, il s’agit de cellules aplaties, de forme irrégulièrement polygonale, disposées en longues rangées parallèles, et caractérisées par la répétition, à des intervalles variables, d’éléments semblables, au nombre de quelques centaines. Leur signification fut découverte dans de singulières circonstances: le mérite ne doit pas en être attribué à un histologue ou à un zoologiste, mais à un orientaliste.
Bernard W. Losurdo, professeur d’assyriologie à la Michigan State University, dans une période d’inactivité forcée due précisément à la présence du gênant parasite, et mû en conséquence par un intérêt purement occasionnel, eut par hasard sous les yeux les photographies de Flory.
Certaines particularités que jusqu’alors personne n’avait remarquées n’échappèrent cependant pas à son expérience professionnelle: les rangées de la mosaïque sont constituées par un nombre de cellules qui varie dans des limites pas très étendues (de 25 à 60 environ); il existe des groupes de cellules qui se répètent avec une fréquence très élevée, comme s’il s’agissait d’associations obligées; enfin (et ce fut la clé de l’énigme), les cellules terminales de chaque rangée sont parfois disposées selon un schéma que l’on pourrait définir comme rythmique.
Ce fut indubitablement une circonstance heureuse que la première photographie dont Losurdo eut à s’occuper présentât justement un schéma particulièrement simple: les quatre dernières cellules de la première rangée étaient identiques aux quatre dernières de la troisième, les trois dernières de la seconde rangée étaient identiques aux dernières de la quatrième et de la sixième, et ainsi de suite, selon le schéma bien connu du tercet.
Il fallait cependant une grande hardiesse intellectuelle pour faire le pas suivant, à savoir pour formuler l’hypothèse que la mosaïque entière n’était pas rimée dans un sens purement métaphorique, mais ne constituait rien de moins qu’une composition poétique, et accompagnait une signification. 
[…]
Les mosaïques qui ont été déchiffrées jusqu’à présent par Losurdo et ses collaborateurs ne sont pas nombreuses. Il en est de rudimentaires et  de fragmentaires, pauvrement articulées, que Losurdo qualifie d’ "interjectives". Ce sont les plus difficiles à interpréter, et elles expriment pour la plupart de la satisfaction pour la qualité ou la quantité de l’aliment, ou du dégoût pour quelque élément du chyme moins apprécié. D’autres se réduisent à une brève phrase de caractère sentencieux. 
[…]
Mais certaines mosaïques d’un niveau manifestement plus élevé sont de loin plus intéressantes; l’horizon nouveau et déconcertant des rapports affectifs entre le parasite et l’hôte y est assombri.
[…]  
Nous citons ici l’exemple le plus connu, qui a désormais franchi les limites de la littérature scientifique spécialisée et qui a été accueilli dans une anthologie de littérature étrangère récente, provoquant l’intérêt critique d’un public beaucoup plus large. 
« … je devrais donc t’appeler ingrat? Non, puisque je me suis laissé emporter, et que j’ai osé briser les limites que la nature nous a imposées. Par des voies cachées et merveilleuses j’étais arrivé jusqu’à toi: durant des années, dans une religieuse adoration, j’avais puisé à tes sources vie et sagesse. Je ne devais pas me rendre visible: c’est là notre triste sort. Visible et importun: de là ta juste colère, ô maître. Hélas, pourquoi n’ai-je pas renoncé? Pourquoi ai-je repoussé la sage inertie de mes aïeux?
Mais voilà: mon audace certes impie était aussi juste qu’était juste ton courroux. Nos paroles silencieuses ne trouvent pas d’écoute chez vous, demi-dieux pleins d’orgueil. Nous, peuple sans yeux ni oreilles, nous ne trouvons pas grâce auprès de vous.
Et je m’en irai maintenant, puisque tu le veux. Je m’en irai en silence, selon notre habitude, à la rencontre de mon destin de mort ou de transfiguration immonde. Je ne demande qu’un don: que mon message te parvienne et qu’il soit médité et compris par toi. Par toi, homme hypocrite, mon semblable, mon frère. »

Primo LeviL’ami de l’homme, 
dans Histoires naturelles 
(Storie naturali, 1966), 
traduit par André Maugé, Gallimard, 1994

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