lundi 13 octobre 2014

Roses presque mauves à la Carson McCullers


Les rimes enfantines de Carson McCullers vous-ont-elles mis en appétit? 
Voici une petite recette à sa façon.

Sans répondre, le jockey prit dans sa poche un porte-cigarette en or, l’ouvrit nerveusement. Il contenait quelques cigarettes et un petit canif en or. Il se servit du canif pour couper une cigarette en deux. Après l’avoir allumée, il fit signe à un garçon.
- Un Kentucky bourbon, je vous prie.
- Maintenant, gars, écoute-moi, dit Sylvester.
- Ne m’appelle pas gars.
- Il faut que tu sois raisonnable. Tu le sais. Il faut absolument que tu sois raisonnable.
Le jockey fit une grimace de mépris, regarda les plats sur la table et détourna les yeux aussitôt. Un poisson à la crème semé de persil devant l’homme qui avait de l’argent. Des œufs Benedict devant Sylvester; des asperges, du maïs au beurre frais, une soucoupe d’olives noires et, juste devant lui, un plat de pommes de terre frites. Pour ne plus voir cette nourriture, il regarda fixement le bouquet de roses presque mauves au centre de la table.
- Vous avez sûrement oublié quelqu’un qui s’appelle McGuire.
- Ecoute-moi… dit Sylvester.
Le garçon apporta le bourbon. Le jockey saisit le verre de ses petites mains dures et calleuses. Il portait au poignet une gourmette en or qui tintait contre le bord de la table. Après l’avoir fait tourner entre ses paumes, il avala le bourbon d’un trait, et reposa brutalement le  verre.
- Oui, je suis sûr que vous avez la mémoire très courte et très fugitive.
- Ça suffit, dit Sylvester. Qu’est-ce qui te prend, ce soir? On t’a parlé du gosse?
- J’ai reçu une lettre de ce quelqu’un dont nous parlons. On lui a enlevé son plâtre mercredi. Il a une jambe plus courte que l’autre de cinq centimètres. C’est tout.
Sylvester hocha la tête avec un petit clappement de langue.
- Je comprends ce que tu éprouves.
- Vraiment?
Il regarda de nouveau les plats sur la table, le poisson, le maïs, les pommes de terre frites. Son visage se ferma. Il détourna les yeux. Une rose perdait ses pétales. Il en prit un, le froissa doucement entre le pouce et l’index, et l’avala.

Carson McCullers, Le jockey
dans La Ballade du café triste
(The Ballad of the Sad Café, 1943) 
traduit par Jacques Tournier, Stock, 1974

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