vendredi 9 novembre 2012

Tu ne sais pas ce qui t'attend (Antonio Tabucchi, 11)



Alors on va déjeuner, dit Tadeus, on va déjeuner en bas chez Casimiro, écoute, tu ne sais pas ce qui t'attend, j'ai commandé hier un sarrabulho à moda do Douro, c'est une merveille, la femme de Casimiro est de là-bas, elle vous fait un sarrabulho absolument divin, à tomber à genoux, tu vois ce que je veux dire?

On a du mal à quitter Tabucchi, enfin moi j'ai du mal, il était un peu comme ça lui aussi, quand il entamait des conversations avec des amis il les continuait même par-delà la mort, il en a même fait un livre qu'il a appelé Requiem (un peu par antiphrase car c'est un livre intranquille), écrit tout en portugais pour que les amis portugais auxquels il continuait de parler à travers ce livre suivent plus facilement la conversation, il n'est pas décent de demander aux morts des efforts superflus car enfin mourir ce n'est pas rien. 
Vous qui allez bien, j'espère que vous avez de l'appétit (forcément, l'appétit c'est signe que ça va), parce qu'il va vous en falloir pour apprécier comme il faut ce bon petit plat d'hiver.

vous rajoutez du cumin si ça vous dit


Il faut m'excuser, dit la Femme de Monsieur Casimiro, le vrai sarrabulho, dans mon pays, on le fait avec de la purée de maïs,  mais aujourd'hui je n'avais plus de farine de maïs, alors j'ai mis des pommes de terre, mais ça ne fait rien, je vais vous donner les ingrédients pour un vrai sarrabulho, je ne mesure jamais rien, je fais toujours ça à vue de nez;  enfin, il faut du filet de porc, de la graisse, du saindoux, du foie de porc, des tripes*, un bol de sang cuit, une tête d'ail, un verre de vin blanc, un oignon, de l'huile d'olive, du sel, du poivre et du cumin.
Casimira, asseyez-vous là, et buvez-moi un petit verre de ce Reguengos de Monsaraz, ça vous aidera à nous expliquer tout ça. […] Bon, dit-elle, si vous voulez un bon sarrabulho,  il faut préparer la viande dès la veille: vous coupez le porc en morceaux réguliers, vous assaisonnez avec les gousses d'ail haché, du vin, du sel, du poivre, du cumin, le lendemain vous aurez une viande savoureuse, je ne vous dis que ça; alors vous prenez une terrine et vous coupez en morceaux la crépine, c'est comme ça qu'on appelle la graisse qui entoure les tripes, vous la faites fondre à feu doux, puis vous faites dorer les rognons au saindoux à feu vif, et vous laissez cuire à petit feu. 
Quand la viande est presque à point, vous l'arrosez avec le jus où elle a mariné la veille, et vous laissez réduire. Pendant ce temps-là, vous coupez le foie et les tripes, vous les faites revenir dans le saindoux pour qu'ils soient bien dorés. À part, vous hachez votre oignon, vous le mouillez d'huile, et vous ajoutez le bol de sang cuit. Alors vous mélangez le tout dans la terrine et votre sarrabulho sera prêt; vous rajoutez du cumin si ça vous dit, et vous servez avec des pommes de terre, de la purée de maïs ou du riz, enfin moi j'aime mieux le maïs, je l'ai déjà dit, parce que c'est comme ça qu'on fait dans mon village, mais ça n'est pas obligatoire.
La Femme de Monsieur Casimiro poussa un soupir, en raison de l'effort qu'elle venait de fournir, et posa une main sur sa forte poitrine. Et voilà, dit-elle, après cela, on n'a plus qu'à manger et à se régaler.
Antonio Tabucchi, Requiem 


*  Vous êtes sans doute intrigué par l'absence, dans la liste d'ingrédients figurant en préambule, des rognons, que la Femme de Monsieur Casimiro mentionnera pourtant en temps et heure (quand il faudra bien les faire dorer). Le détail est d'importance, car, plus tôt dans le livre, c'est par une bouchée de rognon que le narrateur a commencé la dégustation du sarrabulho, et c'est par son goût délicieux que, malgré ses préventions initiales, il a été conquis. Si dans la liste des ingrédients Madame Casimira parle seulement de tripes, c'est sans doute que, de la grande famille de la tripaille, la cuisinière n'entend pas exclure les rognons? Mais alors la traductrice n'aurait-elle pas dû choisir le mot abats, plus inclusif, plutôt que celui-ci? à moins qu'elle n'ait choisi délibérément un mot imprécis, pour souligner combien la langue employée par Madame Casimira est dépourvue de sophistication? Dans ce choix, Antonio Tabucchi a-t-il mis son grain de sel? Il faudrait leur demander, à l'un ou à l'autre, à tous les deux ce serait encore mieux. Quoi qu'il en soit, je me permets d'insister sur l'importance  de la présence du foie et des rognons dans le sarrabulho, si on veut répéter à l'identique l'expérience faite par le protagoniste de Requiem.

Mange, petit cochon, mange, tu ne sais pas qui te mangera.

Requiem (1991), Bourgois, 1993 
traduit du portugais par Isabelle Pereira avec la collaboration de l'auteur 
ISBN 2_264_01946-8

Photo: tous droit réservés.

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